Lettre à M. Maurice Gingues

le mardi, 01 juillet 1941. Dans Réflexions

Député de Sherbrooke aux Communes

Cher Maurice,

La Tribune du 3 juin donne le rapport de ton discours à la radio le soir précédent. Comme je travaille de nuit, je n'ai point eu le plaisir de t'entendre. Mais je tiens le rapport pour exact. La Tribune s'en voudrait de manquer de justice à un fidèle du parti libéral.

Le journal résume dans son sous-titre :

"Le député de Sherbrooke aux Communes prononce une vibrante allocution au poste CHLT, en faveur de l'emprunt de la victoire".

Fort bien. Je m'en voudrais de diminuer le mérite de ta "vibrante allocution ». Tout de même, mon attention, et celle de tous les Créditistes de Sherbrooke, dont le nombre grandit à te désespérer sans doute, est retenue par ce que tu dis de l'argent :

"Certains s'imaginent que l'État peut et doit émettre de la monnaie au fur et à mesure que le besoin se fait sentir. Mais aujourd'hui, si la France est sous la botte de Berlin, c'est parce qu'après la grande guerre elle a dévalué sa monnaie en émettant de l'argent nouveau, au fur et à mesure que le besoin se faisait sentir, et c'est la cause directe de l'augmentation du coût de la vie en France qui a déclenché une propagande subversive. »

Tes autres arguments en faveur de l'emprunt de guerre peuvent être solides ; mais ces assertions que tu fais en passant dénotent une ignorance peu décorative chez un député.

« Certains s'imaginent..." Et toi, Maurice, qu'imagines-tu qu'il faut faire dans un pays où le besoin d'argent se fait sentir, où l'on a de tout sauf l'argent ? Si tu tombais dans un pays avec des magasins pleins de marchandises et pas un sou dans aucune poche ni dans aucune caisse, que suggérerais-tu ? qu'imaginerais-tu ?

Puis, Maurice, puisque, d'après toi, c'est la dévaluation du franc qui a placé la France sous la botte de Berlin, comment se fait-il que ce n'est pas l'Allemagne qui soit sous la botte de Paris, puisque le mark allemand a été infiniment plus dévalué que le franc français ?

Même si tu évolues dans des vapeurs rouges, tu n'es pas sans savoir que le franc fut abaissé au cinquième de sa valeur, tandis que le mark perdit toute la sienne. Les pontifes financiers de ton parti ne nous parlent-ils pas de l'effondrement monétaire allemand, alors que la ménagère devait transporter un camion de marks pour avoir un pain ?

Si ton argument est bon quand tu parles d'argent, c'est donc l'Allemagne qui fut écrasée l'année dernière. C'est Paris qui domine l'Allemagne. Ce sont les armées allemandes qui ont capitulé aux mains des Français.

Ou bien toutes les nouvelles sont fausses depuis juin 1940, ou bien c'est toi qui es dans les patates !

Tu nous disais après ton élection, Maurice, que tu ne ferais rien pendant quatre ans, rien qu'écouter, observer, étudier les problèmes du pays, afin de commencer à t'en occuper pendant ton deuxième terme (si on te l'accorde). D'ici là, tu devais te taire.

As-tu fini ton noviciat ?

Tu veux la victoire. Les créditistes aussi ; mais ils la veulent plus complète que toi.

Tu les fais tous rire quand tu nous dis que si les États-Unis et le Canada, outillés pour fournir de la production à des milliards d'habitants, ne peuvent travailler que pour leurs 150 millions de population, ils vont être condamnés à la privation.

Es-tu sérieux ? Dis-nous donc, Maurice, maintenant que te voilà versé dans la science économique, que feraient les Américains et les Canadiens si une catastrophe détruisait le reste du monde peuplé ?

Ton problème est amusant, même si tu le trouves tragique. Revoyons-le ensemble. Des milliards, ça veut dire au moins deux milliards, donc au moins 2,000 millions. Alors voici :

150 millions d'hommes possèdent tellement de machines et de ressources naturelles qu'ils peuvent nourrir au moins 2,000 millions de personnes ; mais s'il n'y a pas au moins 2,000 millions de mangeurs, les 150 millions de fournisseurs vont mourir de faim ! Il faut qu'il y ait au moins treize fois plus de mangeurs que de travailleurs, ou bien les travailleurs mourront de faim parce qu'ils auront trop de nourriture !

Vraiment, te voilà mûr pour être fait docteur honoris causa !

Crois-m'en, pauvre Maurice : si, au lieu de rester à l'école des partis, où l'on coupe les ailes, où l'on atrophie les volontés et où l'intelligence doit s'éclairer de vessies, tu venais au soleil du Crédit Social, tu ne prononcerais pas de pareilles bêtises.

Es-tu abonné à VERS DEMAIN ? Prends donc un quatre-millième de ton salaire annuel de député pour faire entrer ce modeste instructeur dans ta maison tous les quinze jours, ça t'aidera souverainement à sortir de la taupinière où tu risques de devenir aveugle pour le reste de tes jours.

D'un ami qui a pitié de toi,

Henri DUBUC

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