Le commerce de l'argent par notre système bancaire me fait penser à une singulière aventure survenue à un brave Canadien qui voulut un jour pratiquer le retour à la terre.
Pierre Lévesque était allé, avec sa famille, tenter fortune aux États-Unis, vendant tout son roulant, et laissant sa terre en location à un voisin. Mais il ne put s'adapter aux coutumes des villes industrielles, et eut toujours la nostalgie du pays natal. Au bout d'une dizaine d'années, d'accord avec ses garçons, maintenant capables de travailler, il décida de revenir cultiver sa terre. Dès son arrivée, il s'informa dans le voisinage s'il était possible d'acquérir un nouveau roulant à bonnes conditions. C'est alors qu'il fit une transaction paraissant très avantageuse, mais qui finit par un désastre.
Thaddée Lamarche, le voisin qui avait loué sa terre, lui fit une proposition. Sous une enveloppe sympathique et même décorative, ce Thaddée Lamarche cachait une âme ambitieuse et cupide. Il avait le don d'enfouir un texte dangereux sous une apparence candide, et Pierre Lévesque l'apprit à ses dépens.
Voici sa proposition : "Pierre, tu as besoin de moutons pour pacager sur ta terre. C'est là que mon troupeau pacageait. Vu ton retour, j'ai trop de moutons pour le terrain dont je dispose. Si tu veux, je puis te rendre un grand service en te prêtant une cinquantaine d'agnelles du printemps au taux de huit du cent. Tu me les rendras quand ton troupeau aura crû raisonnablement ; je me contenterai de ton billet pour les cinquante moutons." — Père Lamarche," repondit Pierre, "je suis profondément touché de ta bonté ; vraiment, dans le besoin où je suis, ça ne peut se refuser".
Et Pierre Lévesque signa un billet pour le prêt de cinquante moutons avec intérêt de quatre moutons 1 an. Puis les garçons Lamarche amenèrent les jeunes agnelles. Seulement, en les comptant, Pierre constata qu'il n'en avait que 46. On lui expliqua que c'était cinquante moutons moins l'escompte ou l'intérêt perçu d'avance. Il pensa que c'était un peu raide, mais il n'osa rien dire, parce qu'il croyait encore que Thaddée s'était montré bien bon. Les relations entre les deux voisins restèrent cordiales.
Environ trois ans plus tard, dans l'automne, Pierre dût changer d'idée. Thaddée lui dit que son troupeau avait crû raisonnablement et qu'il était temps de remettre les cinquante moutons, conformément aux termes du billet. "Mais, répondit Pierre, tu m'as prêté des petits moutons, et je ne suis pas pour te remettre des gros moutons. Attends au printemps prochain. Il n'y a nulle part des petits moutons comme ceux que tu m'as livrés, et il ne serait pas juste de ta part d'exiger des moutons d'automne, des moutons qui valent au moins six fois ceux que tu m'as prêtés." — "As-tu signé le billet, oui ou non" ? reprit Thaddée. "Si tu veux garder intact ton crédit, il vaut mieux pour toi de respecter les termes du contrat signé."
Et en vertu de la sainteté des contrats, Pierre dût s'exécuter et remettre cinquante gros moutons ; il dut aussi verser les intérêts de deux autres années, également en gros moutons. Il avait reçu 46 petits moutons, et il dut rembourser 56 gros moutons.
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Amis lecteurs, que pensez-vous de l'acte crapuleux de Thaddée Lamarche ?
Pourtant, en quoi cet acte diffère-t-il du commerce et des exigences des grosses banques, sauf le respect intuitif que ce commerce inspire jusque dans les hautes sphères de notre société ?
En temps de prospérité ou d'inflation, comme durant la dernière guerre, les banquiers sont tout miel pour prêter des petites piastres, des piastres tellement petites qu'elles ne sont pas encore sevrées. Leur valeur toute entière est d'ailleurs basée, non pas sur le crédit de la banque ni sur l'or, mais en réalité sur la garantie des emprunteurs, sur leurs biens ou sur le rendement de leur travail. Et tant que la prospérité dure, par exemple jusqu'au vertige financier qui précéda la dernière crise, les transactions bancaires restent faciles, et les banquiers continuent de sourire. Mais aussitôt que les petites piastres sont devenues assez grosses, à cause de la déflation imposée par les grosses banques, le remboursement est exigé, et il faut payer. Les emprunteurs sont forcés de céder à vil prix des gros moutons, du bon blé, des actions et des débentures ayant coûté bien cher, afin d'acheter des grosses piastres et de satisfaire les banques.
C'est ce qui arriva en 1929, au début de la crise qui a causé tant de ruines. Les banques se vantent d'avoir résisté à la crise : il ne faut pas s'en étonner, car elles avaient prêté des petites-petites piastres, et elles ont reçu des grosses-grosses piastres en retour.
C'est ce qu'Aberhart a compris en 1936 après avoir pris le pouvoir. La province d'Alberta avait emprunté des petites piastres, valant en moyenne 2 ou 3 au minot de blé ; et, à l'échéance des débentures, il fallait donner à peu près deux minots de blé pour une seule piastre. Ayant plus de pouvoir, ou plus d'audace, que ce pauvre Pierre Lévesque, M. Aberhart a décidé de couper l'intérêt en deux : ne pouvant diminuer la valeur des piastres à remettre, il se contente d'en réduire le nombre. Et il se montre généreux, car il donne encore la moitié, alors que le sixième formerait la juste valeur des petits moutons empruntés.