La politique – Sans le pouvoir financier

Louis Even le jeudi, 15 mai 1941. Dans La politique

Le cas de l'individu

Un enfant vient au monde. Il a le droit de vivre. Tout le monde admet cela. Personne n'ose nier à l'enfant le droit de vivre.

Mais, laissé seul, cet enfant est impuissant à exercer son droit de vivre. C'est pourquoi la nature, l'ordre établi par le Créateur, a voulu que cet enfant ait des parents. Normalement, cet enfant doit naître dans une famille, pourvu des soins d'une maman et d'un papa.

Le père et la mère ont physiquement la capacité de faire vivre cet enfant. La maman est physiquement capable de prendre de la nourriture et de la servir à son enfant. Son papa est capable, physiquement, de prendre du bois et de faire du feu dans la maison.

Et ainsi de suite pour tous les autres soins. La puissance physique ne manque pas. Si elle fait accidentellement défaut, il y a certainement dans la parenté, dans le voisinage, des forces physiques capables d'y suppléer.

Et les aliments que la maman va prendre et préparer, et le bois que le papa va fendre pour faire du feu, il y en a dans le pays. Notre Canada est capable d'en fournir autant et plus qu'il en faut, pour toutes les bouches, pour toutes les maisons.

Le droit de l'enfant à la vie existe et est reconnu. La puissance physique de lui entretenir la vie existe et en surabondance.

Pourtant, des enfants sont privés de ces choses qui leur permettraient de faire valoir pleinement leur droit à la vie. Ils sont soumis à une existence étiolée et voués à une vie abrégée. Pourquoi ?

Un pouvoir leur manque, ou plutôt manque à ceux qui ont charge de les élever : le pouvoir financier.

Or, le monde économique est tel que, sans pouvoir financier, rien ne marche, celui qui a faim ne mange pas et la nourriture se perd.

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Plus tard, le jeune homme sort de l'école. Il a le droit de se choisir une carrière et d'aspirer à la fondation d'un foyer. Ce droit, personne non plus n'ose le nier.

Il en a le droit. Il a de plus le pouvoir physique de le faire. Il est capable de travailler, de s'entraîner à une fonction agricole, industrielle, commerciale, professionnelle.

Le jeune homme a le droit et possède le pouvoir physique. Mais là encore, la puissance financière peut faire défaut. Elle fait souvent défaut aujourd'hui. Et lorsque le pouvoir financier fait défaut, les portes restent fermées, le jeune homme se trouve incapable de mettre à profit le droit et le pouvoir physique qu'il a de faire son avenir.

Le cas des gouvernements

Cette même situation se constate partout, qu'il s'agisse de personnes, de familles, de groupes, ou même de gouvernements.

Le gouvernement d'un pays a sûrement le droit d'administrer, de légiférer, d'exécuter pour le bien commun, pour la prospérité commune.

Le gouvernement possède ce droit, ou, si l'on veut, ce pouvoir juridique. Il a aussi le pouvoir physique, la capacité physique d'exécution. Il est capable de trouver les hommes, les machines et les choses qu'il faut pour servir la communauté : Il y a même pléthore de bras offerts, de choses disponibles.

Mais il arrive que le gouvernement ne se reconnaît pas le pouvoir financier. C'est toujours du côté financier qu'il rencontre des restrictions à son action.

Ce qui veut dire que, même avec le pouvoir juridique incontesté et la puissance physique presque illimitée, le gouvernement est immobilisé par l'absence de pouvoir financier.

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Qu'il s'agisse d'un gouvernement centralisé ou d'un gouvernement décentralisé, la même observation est vraie : pouvoir juridique plus pouvoir physique sont insuffisants sans pouvoir financier.

Un gouvernement décentralisé est bien préférable à un gouvernement centralisé, en ce qu'il est plus près des administrés et mieux à même de connaître leurs besoins.

La seule limite à la décentralisation, c'est la capacité physique de servir. Tant que la juridiction est en rapport avec la capacité physique, c'est l'idéal, pourvu que, dans tous les cas, la puissance financière soit en service commandé. En service commandé, et non pas au commandement.

Le cas des corporations

Tout le monde a entendu parler de corporation, de corporatisme. Sans nous attarder aux définitions, soulignons que le régime corporatif, c'est l'État décentralisé et hiérarchisé. Au lieu d'un pouvoir central qui s'évertue à légiférer directement sur toutes les fonctions du corps économique et à bureaucratiser le droit de vivre des citoyens, on a des corps reconnus, des corporations ayant pouvoir de faire leurs propres règlements. L'organisme supérieur veille à ce que ces règlements ne soient pas nuisibles aux autres corps, les sanctionne et leur donne force de loi.

L'État commence partout où commence le droit de faire des règlements. C'est beaucoup plus démocratique. La distinction entre l'État-pouvoir et l'État-société est beaucoup moins tranchée. L'État-pouvoir est distribué, en juridictions hiérarchisées, du bas au haut de l'État-société. Aussi est-ce surprenant de voir des auteurs, par exemple Jean-Charles Harvey, dans la nébuleuse qu'il a publiée sur le corporatisme, opposer le corporatisme à la démocratie et chercher la démocratie dans la centralisation.

Mais, établissez le régime des corporations. Reconnaissez les professions, qui existent de fait. Donnez-leur le droit de réglementer, de légiférer dans leur domaine. Cela suffira-t-il ? Si, au pouvoir physique qu'elles possèdent déjà, vous ajoutez seulement le pouvoir juridique, sans le pouvoir financier, elles resteront aussi paralysées que les gouvernements municipaux, provinciaux, fédéraux.

Exemple

Considérons l'ensemble de tous ceux qui travaillent au bâtiment. Maçons, charpentiers, peintres et manœuvres auxiliaires sont capables de construire des maisons. Ils possèdent la puissance physique.

Organisez une corporation du bâtiment, et qu'elle ait le droit de se faire des règlements. Ces règlements devront évidemment être conformes au bien commun.

Le bien commun, dans la ligne du bâtiment, c'est au moins que chacune des 600,000 familles de la province de Québec soit bien logée. 600,000 logis bien construits et bien entretenus.

La corporation du bâtiment est certainement capable de voir à former suffisamment de maçons, de peintres, de charpentiers, etc., pour construire ou entretenir 600,000 logis. Elle peut veiller à ce qu'il n'y ait pas redondance. Pas besoin de 900,000 logis, 600,000 suffisent. Si la corporation offre des bras pour la construction de 900,000, on verra chômage dans la profession. La corporation possédant le pouvoir juridique pourra passer les règlements voulus pour qu'il y ait capacité de fournir le service, un service compétent, sans la redondance qui le fait déprécier et crée les luttes au sein même de la profession.

Mais qui va commander les logis ? Ceux qui en ont besoin ou ceux qui sont capables de les payer ?

Si la corporation du bâtiment se base sur les besoins des 600,000 familles à loger, elle prend une base humaine, elle répond à la fin de l'économie en ce qui la concerne : loger, bien loger les êtres humains. Et elle est capable de le faire. Mais elle va vite se trouver avec un excédent d'offre, parce que les 600,000 familles ne sont pas capables de payer, donc pas capables de commander un bon logis.

Si la corporation du bâtiment se base sur les commandes solvables, sur la capacité de payer des familles, elle ne répond plus aux besoins des êtres humains, mais à la présence ou à l'absence de l'argent. Elle souffrira de tous les aléas d'augmentation et de diminution des moyens de paiements. Impossible d'arriver à un équilibre. L'équilibre serait assez possible en consultant les besoins, car ceux-ci sont assez constants. L'équilibre est impossible en consultant les moyens de paiement, dans un monde où les moyens de paiement fluctuent au gré de ceux qui font fluctuer le niveau de l'argent entre les mains du public consommateur.

La corporation participe au gouvernement du pays, mais elle est inopérante comme le gouvernement. Comme lui, elle possède le pouvoir physique et le pouvoir juridique ; mais comme lui, dépourvue du pouvoir financier, esclave d'un pouvoir financier dominateur, elle est, comme lui, dans le cas d'un particulier qui ne peut exercer ses droits naturels.

Conclusion

C'est pourquoi, tout en proclamant les droits de chaque individu, tout en réclamant le plus de pouvoir juridique possible pour les organismes inférieurs, nous soutenons que, à moins de donner aussi le pouvoir financier aux individus, corporations et gouvernements restent paralysés.

Ce qui explique pourquoi M. Grégoire écrivait à un correspondant (dernier numéro) que le corporatisme et le crédit sorial se complètent. Le corporatisme confère le pouvoir juridique à des groupes qui possèdent déjà la puissance physique. Le Crédit Social ajoute à ces groupes, comme aux individus et aux gouvernements, le pouvoir financier qui leur manque.

Louis Even

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