La politique – On cause patriotisme

Louis Even le vendredi, 01 novembre 1940. Dans La politique

— Qu'est-ce que tu aimes le mieux étudier à l'école, Armand, le français ou l'arithmétique ?

— Ah ! mon oncle, j'aime assez les deux. Mais rien ne me plaît comme l'histoire du Canada.

— Tiens. Mais c'est bon ça. Et qu'est-ce qui te fait tant aimer l'histoire de ton pays ?

— La plus belle du monde. Et on a un professeur qui est patriote, mon oncle. Il nous fait vibrer.

— Tant mieux, parce qu'il n'y en a pas trop, de vrais patriotes, parmi les Canadiens français. Tu trouves des héros parmi ceux qui ont fait le Canada, n'est-ce pas ?

— Il n'y a que de cela. Comme j'aurais donc voulu vivre dans ce temps-là !

— Attends, Armand. On a besoin de héros de nos jours aussi, il ne faut pas les tasser tous sous terre !

— Oui, mais ce n'est pas pareil aujourd'hui. Il n'y a plus d'occasions comme dans l'ancien temps.

— Tu crois ?

— J'aurais voulu être avec d'Iberville à la Baie d'Hudson ; ou avec Dollard, le héros-martyr ; ou encore avec les voltigeurs de Salaberry qui battirent un ennemi quinze fois plus nombreux.

— Et le Canada n'a plus d'ennemis aujourd'hui ? Qu'en dit ton professeur patriote ?

— Il n'y a plus d'Iroquois et les Anglais sont devenus nos amis.

— Alors c'est fini, l'héroïsme, fini le patriotisme ?

— Non pas, mon oncle. Nous aimons nos ancêtres plus que tous les autres et nous en sommes fiers. Moi, je voudrais avoir tous leurs portraits dans des cadres, sur les murs de notre maison.

— Et les imiter ?

— Ah ! oui, si ça pouvait revenir !

— Qu'est-ce que ton professeur demande de combattre aujourd'hui ? Quels sont les ennemis actuels des Canadiens, puisque tu as envie de répéter les actes de nos ancêtres ?

— Ah ! bien, mon oncle, il y a bien les Allemands. Mais ce n'est pas comme dans l'ancien temps. Ils sont loin. Et tout cela va être réglé quand je vais avoir l'âge.

— Et il n'y a pas d'ennemis au Canada, d'ennemis terribles, qui demandent les énergies de tous les hommes et de tous les jeunes gens ? Écoute, Armand, je ne suis pas ton professeur, moi. Mais si tu veux bien, je vais t'en faire une petite leçon de patriotisme, et de patriotisme tout à fait contemporain.

— J'aime ça, mon oncle, et je vous écoute.

★ ★ ★

— D'abord, sans vouloir être trop solennel, on va définir. Il faut savoir de quoi on parle :

"La Patrie est l'ensemble, à la fois visible et invisible, matériel et spirituel, des territoires et des institutions, des intérêts économiques, moraux, religieux et culturels de tout un peuple. Tout ceci forme comme un patrimoine, un bien de famille, un héritage commun que les pères transmettent à leurs enfants.

"Le patriotisme est le sentiment du devoir que nous avons de conserver cet héritage ; de le défendre, de le garder intact pour le transmettre à nos descendants."

(E. Delahaye, Éléments de Morale Sociale).

Nos ancêtres venus de France, avec un héritage religieux, moral, culturel, ont eu à bâtir, à partir de zéro, un héritage de territoire, de développement économique permettant une vie honnête à ceux qui habiteraient le Canada.

Et ils ont dû affronter les obstacles que tu connais. Tu te représentes assez bien, je crois, un pays couvert de forêts vierges, sans culture, infesté de bêtes fauves, ne produisant rien que du gibier et du poisson. Tu te représentes aussi les tribus de Peaux-Rouges, les unes alliées, mais les plus féroces et les plus guerrières adverses. Tu te représentes les Anglais de la Nouvelle-Angleterre, leurs incursions, leurs intrigues avec les Iroquois.

Devant tous ces obstacles, nos ancêtres n'ont pas fléchi. Ils n'ont ni capitulé ni repris le chemin de France. Les forêts se sont transformées en champs ; des animaux domestiques ont remplacé les bêtes sauvages ; trois millions de leurs descendants exploitent un sol que les enfants des bois ne savaient pas travailler.

Cela, ils l'ont voulu, ils nous l'ont légué. C'est notre patrimoine, fruit de leur hardiesse et de leurs travaux.

Cet héritage-là aussi vaut bien la peine qu'on le garde, qu'on le défende contre quiconque osera y toucher.

— J'en suis, mon oncle.

— Mais, Armand, nos ancêtres ont-ils voulu que 50,000 de leurs descendants battent le pavé des villes, menant une vie de rats de cave et ne sachant, à vingt ans, à trente ans, que faire de leurs bras ou de leur tête ? Ont-ils voulu que nous soyons les valets d'étrangers qui viendraient ici, à notre appel, avec la livre sterling ou le dollar américain, pour enrégimenter les Canadiens et les atteler à leur service, pour exploiter les richesses naturelles du Canada au bénéfice des compteurs d'écus de Londres et de New-York ?

— Je ne saisis pas bien, mon oncle.

— Non, peut-être parce que je veux en dire trop en peu de mots. Ou bien, on t'a tellement parlé des ennemis de l'ancien temps que tu te crois rendu au Caucase quand je mentionne ceux qui logent aujourd'hui sur la butte voisine de nos taudis canadiens. Maisonneuve conquérait le Mont Royal en gravissant ses flancs, une croix sur les épaules. D'autres conquérants sont venus depuis ; et, à l'aide de nos sueurs, ils ont envahi les flancs de cette même montagne avec des millions dans leurs poches. Les fils des ancêtres, cherche-les en bas, c'est leur place — dans le tapage abrutissant du trafic, dans la fumée et les miasmes où fleurit la tuberculose.

Les fils des ancêtres, lorsqu'ils ne sont pas à se battre entre eux à coups de discours, ils sont à lécher des bottes, à dénoncer leurs frères, à mendier le privilège de travailler un bout de temps à construire la grande route sur laquelle rouleront leurs maîtres et les flâneurs étrangers.

La patrie, c'est notre territoire. Je passe près de nos chutes d'eau : forces immenses dont la Providence a largement gratifié le pays que nous ont laissé nos ancêtres. Des barrages, des usines : les Canadiens y ont mis la main pour les construire pour des étrangers, comme les esclaves qui édifiaient les pyramides des Pharaons. Et les fils des ancêtres s'éclairent au pétrole, ou bien ils paient quatre fois son prix l'électricité faite avec LEUR propriété.

Je vais à Thetford, à Asbestos. On y éventre notre province de Québec pour en sortir une richesse que le monde entier nous envie. Les Canadiens sont dans le pit ou dans la poussière des moulins de broyage. Et NOTRE amiante est bel et bien emportée par ceux que nous avons accueillis avec un empressement mesuré d'après la grosseur de leur portefeuille.

Il y a deux semaines, j'étais au Lac-Noir (Black Lake comme on dit avec dévotion pour honorer l'attachement de nos ancêtres au langage de France). Trois mines d'amiante occupent la population de l'endroit, m'annonce-t-on ; mais l'une d'elles, la plus grosse, est fermée depuis une semaine : 317 Canadiens sans travail et face à la misère ! Jusqu'à quand ? Jusqu'à ce que le baromètre des dividendes tourne au beau.

Quand ça fait l'affaire des brasseurs d'argent de réclamer la colonne vertébrale ou les biceps des Canadiens, un coup de sifflet et les fils des ancêtres accourent avec joie. Quand ça fait l'affaire de les remettre à leur misère ou à leur gouvernement, un avis de deux lignes, et ça y est. Si c'étaient des chevaux, on les nourrirait à l'écurie entre deux emplois. Mais avec les descendants des fiers ancêtres, on peut se dispenser de toute obligation.

De temps en temps, une poignée de sous jetée aux esclaves, avec proclamation sonore de la bienveillance des maîtres, aide à hypnotiser les fils des ancêtres et à leur faire prêcher la soumission et le respect. C'est ainsi que les compagnies minières de Thetford viennent de faire un "magnifique cadeau" à la salle paroissiale. Allez donc ne pas être en extase après cela. Cette munificence permettra aux mineurs qui seront éprouvés par le chômage à l'avenir d'aller se divertir aux quatre allées de quilles, en bénissant les compagnies.

Parcourez le patrimoine forestier : vous trouverez une armée de bûcherons, fils des ancêtres, heureux de travailler pour une pitance au service de compagnies qui vident nos forêts de leur bois, s'engraissent de dividendes et tiennent tête aux gouvernements.

La patrie, ce sont les hypothèques sur un sol conquis à la forêt. C'est le système humain de lois qui assurent le salaire de l'argent, même s'il faut mettre les villes en tutelle et les cultivateurs dans le chemin.

La patrie, c'est l'héritage de liberté transmis par nos pères. Libres, les fils des ancêtres qui, pour garder un gagne-croûte ou dans l'espoir d'en obtenir un, n'ont même pas le droit d'exprimer leur pensée ni de prendre part à un mouvement d'affranchissement. Libres, les crève-faim, descendants des bâtisseurs du Canada, qui, pour avoir un morceau de pain, doivent passer par toutes les avanies, toutes les confessions, toutes les humiliations. Tenez-vous une heure en observation à la grille de la commission des secours directs, et voyez défiler les loqueteux qui se réclament du patrimoine national.

La patrie, c'est l'héritage de nos institutions politiques. Il a mué, cet héritage. Il est devenu un arsenal de discours et la respectable division des Canadiens en deux camps qui doivent s'assommer l'un l'autre pour se distraire d'être rondement exploités l'un et l'autre.

Notre patriotisme va-t-il consister à défendre cela, ou à refaire la conquête de ce que nous avons lâchement abandonné ?

★ ★ ★

— Dis-moi, Armand, le Canada, notre Canada, n'a-t-il pas des ennemis et de puissants ennemis aujourd'hui ?

— Mon oncle, s'il y a tant de ravages, tant de victimes, il y a certainement des ennemis. Mais ça ne ressemble pas du tout aux ennemis de nos ancêtres.

— Non. Mais nos ancêtres ont combattu les ennemis de leur temps, pas ceux de Charlemagne ni de Vercingétorix. Ils ont pris les armes de leur temps, pour le but précis qu'ils avaient à accomplir.

C'est ça que nous devrons faire si nous voulons redevenir et rester les maîtres chez nous. Demandons à nos ancêtres leur esprit, leur idéal, oui. Mais nous n'avons que faire de leurs mousquets ni de leurs voiliers.

Comme eux aussi, prenons les armes qui conviennent. On ne combat pas la pensée avec un sabre. On ne renverse pas l'idolâtrie avec de la poudre.

Il y a ennemi et ennemi. Si l'Allemand, l'Italien, le Japonais ou un autre aventurier quelconque se met en tête de violer nos rives, c'est avec des armes égales aux siennes qu'il faudra riposter et le renvoyer cultiver sa dictature chez lui, oui.

Mais il y a aussi l'autre ennemi, celui qui s'est installé chez nous bien avant qu'il fût question d'Adolf Hitler. Et c'est à cet autre ennemi que le Canada doit la dictature, les ruines et les victimes dont je t'ai sommairement brossé le tableau. Contre cet ennemi-là, les canons ne tirent pas, les bombes ne portent pas. Il faudra avoir le courage de prendre en main les seules armes qui conviennent. L'étude, la réflexion, l'esprit social, la coopération devront entrer dans notre arsenal, ou nous sommes finis.

Si nos ancêtres s'étaient couchés à plat-ventre devant les grands bois, devant les bêtes fauves, devant les sauvages et devant les Anglais, quel Canada français aurait-on aujourd'hui ? Est-ce en restant prosternés à plat-ventre devant une poignée de faiseurs d'argent et devant leur escorte des trusts, que nous, les fils des ancêtres, reprendrons la possession de notre héritage, de notre patrimoine national ?

— Mais, mon oncle, vous êtes patriote comme mon professeur.

— Dis "autant que lui", si tu veux, mais pas "comme" lui. Du patriotisme qui s'attarde sur des ossements, même vénérables, ou sur des pages jaunies, même glorieuses, reste stérile. On en a trop de cette sorte-là aujourd'hui. Encore une fois, c'est l'esprit des ancêtres qu'il faut demander à l'histoire et le transporter dans la solution de nos problèmes d'aujourd'hui. Ton professeur compléterait admirablement ses fouilles dans l'histoire canadienne par une bonne étude du Crédit Social.

Louis EVEN

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