Deux amis, Philippe et Armand, sont en conversation animée.
— Comment, Philippe, tu ne crois pas à la démocratie, toi ?
— Mais si, Armand. Je dis seulement que c'est une chose à peu près inconnue jusqu'ici, sauf par définition. Et à propos, qu'appelles-tu démocratie, toi-même ?
— Bien, le droit de vote pour tout le monde......
Non, attends, j'ai plus savant que ça : la démocratie, c'est le gouvernement du peuple, pour le peuple, par le peuple.
— Le gouvernement du peuple, oui. Pour le peuple, oui. Par le peuple ? Hum ! Où as-tu jamais vu le peuple gouverner ? Et comment peux-tu imaginer un peuple qui gouverne ?
— Je veux dire : Par les représentants du peuple.
— C'est un peu mieux, Armand. D'ailleurs, il me semble que si le gouvernement du peuple est fait pour le peuple, conforme aux intérêts du peuple, au bien commun en français plus soigné, le peuple sera satisfait, que ce soit Maurice ou Adélard qui tienne les rênes.
— Tu as raison. Mais, pour que le gouvernement soit pour le peuple, il faut bien que les gouvernants connaissent les aspirations, les désirs légitimes de la population.
— Oui.
— Pour cela, n'est-il pas mieux que le peuple ait des représentants près des administrateurs, pour exprimer les besoins du public ?
— Je le crois comme toi. Un monarque absolu, qui ne consulterait que ses courtisans, risquerait certainement d'aller souvent à l'encontre des intérêts du peuple.
— Alors, Philippe, tu crois qu'il est bon d'avoir des représentants ?
— Oui.
— Des députés ?
— Le terme n'a pas d'importance : députés, délégués, porte-paroles, appelle cela comme tu voudras.
— Et il faut qu'ils soient choisis, ces représentants, et choisis par ceux qu'ils doivent représenter ?
— Aucun doute.
— Donc, les urnes, le suffrage universel, puisqu'ils doivent représenter tout le monde. Donc, ce qu'on a. Donc notre démocratie est tout ce qu'il y a de plus parfait.
— Tout doux, Armand. Tu vas trop vite. Tu conviendras, comme moi, que, pour bien administrer, il faut avoir l'autorité ?
— Oui.
— Que, pour bien exercer l'autorité, il faut de l'intelligence pour voir clair, et de la vertu pour vouloir bien.
— Parfait.
— Si le peuple veut être bien administré, il lui faut donc des représentants, des administrateurs renseignés et droits.
— Très bien. Mais ce ne sont pas les anges qui vont les désigner au peuple, ces gens-là. Il faut bien que le peuple les choisisse lui-même.
— Je ne contredis pas cela, Armand. Mais je soutiens que le mode actuel de faire le choix n'a pas une chance sur mille de placer la lumière et la vertu au gouvernail.
— C'est grave, ce que tu dis là, Philippe. Explique donc un peu.
Et Philippe, d'un ton mi-conversation, mi-doctoral, explique :
— Voici une élection générale, Armand. Il s'agit de désigner le parlement de la nation ou de la province. Il s'agit de choisir des législateurs à qui sera confiée la mission de procurer le bien commun de la société temporelle.
Grande affaire, à laquelle, dans l'Église ou dans les ordres religieux, on se préparerait par la prière, la méditation, la retraite. Dans notre société temporelle du Canada — et d'ailleurs — on a d'autres manières, on met d'autres énergies en branle. Des professionnels de la cabale se rassemblent ; des comités libéralement approvisionnés d'argent et parfois d'autre chose siègent bien avant dans la nuit. Les journaux alignent des titres et des sous-titres, écrivent des chapitres sur les moindres rumeurs.
Les cuisines des partis sont affairées : il faut le nerf de la guerre dans la caisse. Des entrepreneurs, des brasseurs d'affaires cherchent de quel côté souffle le vent, se montrent généreux pour un parti sans négliger tout à fait l'autre, car qui sait ?
Puis des noms sortent. Plus d'aspirants que de sièges. Mais les listes s'éclaircissent peu à peu. Et généralement on finit par dire au peuple : Voici ; choisissez entre ces deux hommes.
Mais qui a fait le premier choix, le choix des deux hommes ? Qui donc représentait le peuple et ses intérêts, derrière les rideaux où, en catimini, on a décidé qui briguerait les suffrages au nom des rouges, et qui au nom des bleus ?
Dis-donc, Armand, qui a décrété que ces deux hommes, dans tel comté, possèdent la lumière et la vertu ; et qu'entre ces deux-là, et entre eux seulement, le respectable suffrage universel devra décider sur lequel descendra l'esprit, lequel sera le dépositaire de l'autorité qui vient d'en haut ?
— Tu parles comme un livre. Continue.
— Vois devant toi les 35,000 votants, masculins et féminins, de ton propre comté : agriculteurs, colons, journaliers, bûcherons, travailleurs d'occasion, femmes de peine, demoiselles de bureau, vidangeurs, menuisiers, peintres, maçons, forgerons, peddlers, agents d'assurances, voyageurs de commerce, marchands, commis, professeurs, entrepreneurs de pompes funèbres, médecins, dentistes, pharmaciens, notaires, hommes de loi, ministres du culte, etc., etc. À tous ces gens-là, on dit : Deux hommes devant vous, mesdames et messieurs, sollicitent l'honneur de représenter vos intérêts, vos intérêts si variés, si différents ; deux hommes supérieurs qui, au milieu de tous les conflits d'intérêts de groupes, sauront discerner le véritable intérêt commun : lequel préférez-vous : le notaire Untel ou l'avocat Telautre ?
Combien, parmi cette foule d'électeurs et d'électrices, connaissent tant soit peu Monsieur Untel et Monsieur Telautre ?
Premier choix, donc, par des petits groupes agités et cabaleurs qui cherchent des protecteurs, de l'argent, des jobs. Deuxième choix, limité par le premier, et offert à une multitude qui ne connaît des candidats que le sourire d'élection, l'éloquence verbeuse et la capacité de faire beaucoup de bruit en passant dans les villages.
Où est la chance pour tous ces hommes du sol, de la forêt, de la mine, de l'usine, du négoce, pour toutes ces femmes du bureau ou du foyer, où est leur chance d'être vraiment représentés au Parlement de leur pays ?
— Philippe, tu m'écrases vraiment avec ces réflexions. Elles sont pourtant bien justes. Mais alors, comment veux-tu qu'on ait de véritables représentants, puisque tu admets que des représentants sont utiles ?
— C'est bien simple, Armand. Prends les cultivateurs de ta paroisse. Est-ce qu'ils n'ont pas des intérêts communs à leur profession ? Est-ce qu'ils ne connaissent pas les besoins de l'agriculture, au moins dans leur milieu ? Puis, est-ce qu'ils ne se connaissent pas tous entre eux ?
— Oui.
— Eh bien, s'ils se rencontrent, s'ils se réunissent, disons en un cercle de l'Union Catholique des Cultivateurs, puisque tous sont catholiques et cultivateurs, est-ce qu'ils ne sont pas capables de se choisir, parmi eux-mêmes, des officiers pour les représenter ? Puis, ces officiers du cercle agricole de la paroisse ne peuvent-ils se rencontrer avec les représentants agricoles des autres paroisses du diocèse et, après avoir étudié ensemble les problèmes de la plus grande région, se choisir, dans leur nombre, les plus capables pour les représenter à la tête de la province ?
— Oui, mais ce n'est plus une division par comtés ?
— Voyons, Armand, est-ce que la frontière géographique du comté limite naturellement les intérêts des agriculteurs ? Est-ce qu'il n'y a pas plus de ressemblance entre les intérêts de l'agriculteur du comté de Portneuf et ceux du cultivateur du comté de Missisquoi, qu'entre les intérêts d'un colon et ceux d'un notaire vivant tous les deux dans un même comté ?
— C'est possible. C'est même vrai. Mais tous les cultivateurs ne font pas partie de l'U.C.C.
— Pourquoi ? C'est justement là qu'il y a une éducation à faire, des jugements à redresser. Une partie seulement consent à se joindre à un groupement fait exprès pour eux, tandis que tous se précipitent aux urnes pour voter pour quelqu'un qui n'est souvent pas des leurs et qu'ils ne connaissent à peu près pas !
Ce que je dis des cultivateurs, je le dirais de tous les autres groupes et de leurs intérêts communs. Puis, les représentants ainsi choisis, par degrés, hiérarchiquement, par les divers groupements naturels des citoyens formeraient, en haut, un magnifique corps consultatif, et même législatif, pour veiller, en les harmonisant, aux intérêts qui leur sont confiés.
Et si quelque chose ne va pas, si, par exemple, des cultivateurs d'un district se trouvent lésés ou négligés, ils ont exactement la même voie pour atteindre, par échelons, jusqu'au corps législatif de leur province. Allez donc faire cela aujourd'hui. Allez donc vous plaindre à votre député. Si vous n'êtes pas un trustard ou un gros fournisseur de la caisse du parti, si ce que vous désirez n'est pas agréable aux puissances cachées derrière les deux partis, vous recevrez un accusé de réception, une promesse de considérer — puis attendez le jugement dernier !
— Mais, Philippe, tout ça, il me semble, c'est du corporatisme, et ça ne va pas avec la démocratie ?
— Te voilà encore retourné aux préjugés. Ce que j'ai résumé a-t-il du bon sens, oui ou non ?
— Je ne dis pas le contraire. Mais ça ne prendra pas !
— Parce que ça a du bon sens ? Parce que ce serait de la véritable démocratie ? Tous continueraient de participer au choix des représentants, mais dans des groupements où ils vivent. Un suffrage universel encore, mais exercé entre gens qui se connaissent. Avec cela, un tout organisé, un corps dont les différents organes ont leurs fonctions spécialisées mais pas isolées.
— Comment pourra-t-on faire le public se rallier à cette idée-là ?
— Le public s'y ralliera dès qu'il aura appris que, en politique comme en économique, c'est aux intéressés à voir à leurs affaires, en les étudiant, en se groupant, en s'organisant, au lieu d'abandonner leur sort à des clans établis, à des combinards de coulisses.
Dans la politique comme dans l'économique, il y a un hynoptisme à dissiper et de la logique à introduire. Cesser de croire à des surhommes, cesser d'applaudir le tapage organisé, se servir de son intelligence et de sa volonté ; puis croire à l'association des nombreuses bonnes volontés qui se trouvent encore dans la province de Québec.