Ce qui suit est extrait du chapitre IV de "The Party System" (Le Système de Partis), ouvrage de Hilaire Belloc et Cecil Chesterton, publié en Angleterre. C'est donc du système politique anglais qu'il s'agit. Comme le nôtre en est la décalque à peu près fidèle, nos lecteurs jugeront sans doute qu'un auteur canadien pourrait écrire presque textuellement la même chose sans déborder les frontières de son propre pays.
Il est remarquable que le fait le plus important de la vie politique anglaise est justement le fait que personne ne mentionne. Les deux grandes organisations politiques dont nous avons parlé sont soutenues par deux énormes caisses de guerre. Le besoin d'argent est urgent à tous les points du jeu politique moderne ; or l'argent ne manque pas.
D'où vient cet argent ? Où va-t-il ? Deux questions capitales, auxquelles il est impossible de répondre avec certitude ; les précautions sont prises pour qu'il soit impossible de donner des précisions.
Les fonds du parti sont souscrits secrètement ; ils sont secrètement déboursés. Obscurité complète sur leur provenance, sauf ce qu'on peut déduire de la liste des titres honorifiques qui en sont la récompense. Obscurité complète sur leur application, sauf ce qu'on peut savoir par le coût des campagnes électorales dans les divers comtés.
Mais on peut dire, brièvement, que les souscriptions viennent d'hommes riches qui cherchent quelque avantage, financier ou social, du gouvernement, et qu'elles sont affectées à payer des dépenses de membres du Parlement — en d'autres termes, à corrompre la législature.
Le montant total ainsi prélevé et dépensé appartient nécessairement au domaine de la conjecture ; mais nul doute qu'il doit être énorme. Quiconque a eu la bonne fortune de faire une élection avec l'endossement de l'organisation du parti sait que, dans cette position, il n'y a qu'à demander pour avoir.
Une partie du jeu des organisateurs politiques consiste à se proclamer dans un état de pénurie perpétuelle — à déclarer que le prélèvement de fonds présente d'immenses difficultés, et à publier des bulletins élaborés pour demander aux "travailleurs du parti" et à d'autres de fournir leurs deniers à la cause. La vérité, c'est que ni l'un ni l'autre parti ne manquera jamais de fonds tant que chacun gardera sa part raisonnable du pouvoir et du patronage et tant que la création de pairs et de baronnets continuera sans frein.
Les fonds des partis sont dépensés exactement comme l'étaient les fonds du service secret de Walpole — à l'achat des votes. L'affaire est arrangée plus délicatement qu'aux jours de Walpole. Au lieu de payer les députés après qu'ils sont élus, pour les faire voter suivant les désirs du gouvernement, la clique dirigeante a soin de voir à ce qu'aucun député qui n'est pas prêt à voter de cette manière ne soit élu comme candidat du parti. C'est certainement plus décent, probablement moins dispendieux, et surtout la méthode a l'avantage incalculable d'éliminer la possibilité d'un membre incorruptible. En principe, c'est la même chose.
Le fait de payer les dépenses d'élection d'un candidat à même les fonds secrets dont disposent les organisateurs de partis rend cet homme, une fois élu, responsable, non à ses électeurs, mais au caucus qui l'a payé. S'il s'oppose à quelque fantaisie des organisateurs du parti ou de leurs paie-maîtres, quelle que soit la popularité de son attitude aux yeux de ses électeurs, les dirigeants du parti trouveront un moyen de se débarrasser de lui, soit par la privation de fonds pour une campagne électorale, soit par une pression exercée sur l'organisation du comté, ou, si les autres méthodes échouent, en lui opposant un candidat officiel du parti.
Mais, la chose sur laquelle il faut spécialement insister ; c'est que l'existence même de cette machine puissante pour la corruption des membres du Parlement est soigneusement cachée à la masse des électeurs. Il n'est pas une personne sur trente qui sache qu'il existe telle chose que les fonds du parti ; il n'est pas une personne sur cent qui ait la moindre idée de la manière dont ces fonds secrets sont levés et dépensés ; il n'est pas une personne sur mille qui se rende compte que là réside le facteur presque le plus important de la politique anglaise. Les deux côtés observent une discrétion délibérée sur le sujet tout entier. Les politiciens ne veulent pour rien au monde voir soulever le voile. Ils préfèrent les ténèbres à la lumière — pour une raison mentionnée dans la Sainte Écriture mais impénétrablement cachée à l'intelligence moderne.
La méthode ordinaire pour alimenter les fonds du parti est la vente de titres de pairs, de baronnets, chevaliers, et autres honneurs, en retour de souscriptions. (Cela fait naturellement penser, au Canada, aux élévations au Sénat ou au Conseil Législatif).
Ce trafic est notoire. Quiconque connaît tant soit peu les arcanes de la politique sait qu'il existe à Downing Street un marché pour les pairies tout comme il existe un marché pour les légumes à Covent Garden. Cet observateur pourrait même désigner du doigt les noms de ceux qui ont acheté leurs honneurs. Cependant, le citoyen ordinaire ignore totalement la vérité, ou bien ne la soupçonne qu'obscurément.
D'ailleurs, la plupart de ceux qui connaissent les faits ont peur de les mettre à jour en citant des noms et des cas, soit parce que l'administration de notre loi du libelle charge lourdement la balance de la justice en faveur des riches, soit parce que, pour prouver un cas particulier, il faudrait — ce qui ne serait peut-être même pas permis, — servir des subpœnas aux organisateurs du parti et exiger la production en cour des comptes du parti.
Peut-être la meilleure manière de faire sentir la véritable nature de ce scandale à l'homme ordinaire est-elle de lui faire parcourir la liste des titres honorifiques distribués au cours d'une année quelconque, et de lui demander en quoi ces hommes ont bien pu mériter de tels honneurs. Le cas des pairs est particulièrement frappant, parce que la pairie ne confère pas seulement une dignité, mais aussi le pouvoir de légiférer. Un pair est un sénateur. S'il est appelé à siéger au conseil de la nation, ce devrait être à cause de qualités ou de compétences spéciales qui rendent ses avis précieux dans la conduite de la chose publique. Qu'en est-il en réalité ?...
...... Côte à côte avec le trafic des honneurs, il y a ce qu'on peut appeler le trafic des objectifs". (Ce dernier trafic est sans doute celui qui domine au Canada.) Plusieurs hommes riches souscrivent aux fonds des partis afin d'obtenir un certain degré de contrôle sur la machine qui gouverne le pays. Parfois, c'est pour promouvoir quelque marotte privée de leur cru, mais le plus souvent c'est simplement pour promouvoir leurs intérêts commerciaux.
Il est notoire que Cecil Rhodes recourut à cette pratique sur une grande échelle. La publication d'une correspondance échangée entre lui et M. Shnadhorst, alors chef du caucus libéral, a été révélatrice.
M. Rhodes, expert incomparable dans la connaissance des hommes et des méthodes, offre des sommes qui s'expriment par des dizaines de mille livres sterlings aux fonds du parti libéral, mais impose comme condition que l'Égypte devra demeurer sous un gouvernement britannique, et en outre, qu'un ministère libéral devra se montrer favorable à son projet de chemin de fer entre Le Caire et Le Cap.
On ne voit pas qu'il ait reçu une promesse définie par écrit, mais M. Schnadhorst semble bien lui avoir donné satisfaction. Il est indéniable, en tout cas : 1° que l'argent fut versé ; 2° que le gouvernement libéral ne fit pas évacuer l'Égypte, bien que M. Gladstone, supposé être le chef du parti libéral, se fût publiquement déclaré en faveur de l'évacuation.
Il n'est pas question ici de discuter l'opportunité ou l'inopportunité d'une évacuation de l'Égypte. Que l'évacuation de l'Égypte eût été une chose heureuse ou un désastre, cela n'a rien à faire avec le sujet qui nous occupe. Mais la solution de ce problème aurait dû être réglée par des hommes d'État agissant comme hommes d'État, et non pas dictée par un seul homme riche à titre de souscripteur de fonds électoraux. Car, si une politique que nous approuvons peut être obtenue par achat, la politique contraire est ouverte à un plus haut soumissionnaire. Dans la circonstance, Gladstone, bien que nominalement chef du gouvernement, était à la merci de Schnadhorst, et Schnadhorst était à la merci de quiconque lui fournirait de l'argent.
Les choses ont sans doute empiré depuis ces événements, mais l'obscurité impénétrable dans laquelle on a soin de voiler toutes ces sortes de transactions rend de plus en plus difficile la production d'exemples spécifiques. Voici cependant un autre cas typique plus récent, celui-ci concernant l'autre parti politique.
En 1903, le Dr Rutherfoord Harris, financier sud-africain bien connu, fut candidat du parti conservateur à une élection partielle dans Dulwich. Habitué aux manières plus franches des pays jeunes, il annonça publiquement qu'il avait envoyé 10,000 livres sterlings à la caisse du parti conservateur. La candeur de cette déclaration troubla un moment la placidité de la politique anglaise. Mais les commentaires ne devaient venir qu'un mois ou environ plus tard, lorsqu'un gouvernement conservateur, agissant contre les meilleures traditions de son parti, contre l'expression la plus explicite de la volonté populaire, contre les conseils des meilleurs impérialistes, sanctionna l'importation de main-d'œuvre chinoise dans les mines de l'Afrique du Sud.
Ce n'est pas à dire que les Conservateurs aient fait cela seulement pour les 10,000 livres du Dr Harris. Mais il y eut certainement d'autres propriétaires de mines de l'Afrique-Sud qui firent des dons également généreux, quoique plus discrets.
À remarquer aussi que l'opposition officielle, le parti libéral, bien qu'elle eût fait l'élection de 1906 presque entièrement sur la question de la main-d'œuvre chinoise, refusa de permettre une division sur cette question et entra en négociations amicales avec les propriétaires de mines. Les négociations aboutirent à l'assurance que les coolies chinois ne seraient pas renvoyés chez eux avant d'avoir terminé l'œuvre qui avait motivé leur engagement : l'abaissement des salaires pour les Kaffirs sud-africains.
(L'auteur donne ensuite l'exemple de la question des liqueurs, dans laquelle les Conservateurs prennent parti pour les brasseurs, grands souteneurs de la caisse conservatrice, et les Libéraux appuient plutôt les prohibitionnistes, parce que la caisse libérale est endettée aux manufacturiers de cocoa. Sur quoi le chapitre termine par les réflexions qui suivent.)
Il ne faudrait pas en conclure que les Libéraux soient au moindre degré plus abstinents que les Conservateurs. La plupart d'entre eux ont un goût tout à fait adéquat pour l'alcool. Mais il faut mener le jeu, et le jeu demande de l'argent. Or les deux organisations se sont entendues pour faire appel à différentes sections de la ploutocratie.
C'est ainsi que les bailleurs de fonds des politiciens sont en un sens plus sincères que les politiciens eux-mêmes. Les donateurs veulent quelque chose en fait de législation et d'administration, tandis que les politiciens ne veulent rien que leur salaire. L'efficacité des deux engeances est proportionnelle à leur sincérité respective.
Hilaire BELLOC, Cecil CHESTERTON