La politique – Le rapport Rowell-Sirois

Louis Even le dimanche, 15 décembre 1940. Dans La politique

Ils étaient deux jumeaux : Esaü et Jacob.

Le droit d'aînesse appartenait à Esaü, gaillard bien bâti qui fit un hardi chasseur et ravissait son père.

L'autre, plus délicat, s'entendait mieux dans la cuisine.

Mais il arriva qu'Esaü revint un jour de la chasse, l'estomac terriblement creux. Un excellent plat de lentilles venait de sortir de la cuisine de Jacob. Et le chasseur supplia le cuisinier de lui passer un plat de lentilles. "Oui", répondit Jacob, "si tu me donnes d'abord, en bonne et due forme, ton droit d'aînesse."

Mettre dans un plateau de la balance le droit d'aînesse, avec tout ce qu'il signifiait dans ce temps-là, et dans l'autre un simple plat de lentilles ! Il fallait être Juif pour offrir pareil marché.

Mais la faim tenaillait Esaü. De quoi, pensa-t-il, lui servirait son droit d'aînesse s'il mourait de faim ? Et le droit d'aînesse fut vendu pour un plat de lentilles.

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Que d'autres marchés disproportionnés la faim, la privation, le dénuement, la misère ont fait conclure depuis l'époque biblique où les anges venaient se battre avec les hommes !

Le rapport de la commission Rowell-Sirois en propose un de plus. Les puissances financières qui dominent les gouvernements, sans en excepter notre fédéral, ont créé des piles de dette en face de trésors vides et fait croire aux administrations qu'elles doivent en conscience chercher de l'argent qui n'existe pas, même s'il faut appauvrir et anémier les populations.

Les municipalités sont épuisées ; les provinces, pauvres ; le fédéral, pas riche. Mais plus on s'éloigne du peuple, plus les faiseurs d'argent se montrent complaisants, à condition que les hauts, absorbent les bas, à condition que les individus soient sacrifiés, les autonomies inférieures immolées aux dictats de la finance.

Un homme dans le besoin, est, comme Esaü, enclin à vendre presque n'importe quoi à n'importe quel prix. Les provinces sont dans le besoin. L'offre de les soulager de charges annuelles encourues par la dette publique est alléchante dans les circonstances. Mais la mise en tutelle financière en sera le prix. Or, on sait quel rôle important joue le facteur finance, 365 jours par année, dans tous les domaines, depuis le service des vidanges jusqu'à celui de l'autel.

Les premiers-ministres des provinces sont convoqués à Ottawa pour la mi-janvier. Nul doute qu'à la faveur de la guerre, le fédéral fera pression pour décider les provinces à accepter les conclusions du rapport qui centralisent davantage le mécanisme de la finance publique.

On pourra parler de mesures "temporaires". Mais on sait que la guerre finie, toutes les centralisations temporaires, ou à peu près, deviendront permanentes.

Les esprits avertis feront bien de ne pas perdre de temps. Qu'ils mettent à contribution toute leur influence personnelle, dans le milieu où ils évoluent, pour mobiliser l'opinion contre le sacrifice de la moindre parcelle de l'autonomie provinciale.

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Nous remarquons, avec satisfaction, qu'il se dessine un courant dans le sens de la résistance ; les partisans du rapport semblent même réduits à la défensive, les adversaires ont pris l'offensive.

Les provinces maritimes, contrairement à ce qu'annonçaient certains journaux, sous l'inspiration sans doute de Madame Propagande, n'ont point du tout donné leur adhésion au rapport :

"Les Maritimes ne sont ni pour ni contre le rapport — n'en ayant point encore pris une connaissance suffisante pour baser un jugement utile." (Halifax Herald).

La province de Québec est, dans l'ensemble, opposée à tout empiètement sur son autonomie ; mais il s'y fait de la propagande pour démontrer qu'il n'y aurait point empiètement. Rien que de menus changements dans le domaine de la finance publique, dit-on. (pas important, la finance !).

Il y a aussi à Québec le danger de la parfaite soumission d'un gouvernement libéral issu du sein politique de l'honorable Ernest Lapointe.

L'Ontario ne manifeste pas trop d'empressement à se plier à Ottawa.

De toutes les provinces, le Manitoba est celle qui se distingue par sa ferveur à réclamer l'adoption du rapport. Est-ce parce que son M. Dafœ faisait partie de la commission ? Le cabinet de coalition de Bracken serait-il formé exprès pour apporter au fédéral l'appui apparent de tous les groupes manitobains ? Ou la population du Manitoba n'est pas attachée à son autonomie provinciale, ou elle se donne des administrateurs qui ne la représentent pas. Le maire de Winnipeg fait partie du comité "Union Now."

Il est à craindre que la Saskatchewan courbe l'échine, justement parce qu'elle est dans le cas où se trouvait Esaü mourant de faim.

Pour l'Alberta, nous croyons le gouvernement d'Aberhart assez renseigné sur les méfaits d'une puissance financière centralisée en haut lieu pour savoir à quoi s'en tenir.

L'honorable Patullo, de la Colombie-Britannique, a déjà enregistré son opposition au sacrifice des prérogatives de la province.

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Pourquoi, d'ailleurs, cette hâte, dans un temps anormal, à chercher des modifications à la constitution ? Monsieur Georges Pelletier soulignait ce point, et d'autres, dans Le Devoir du 30 novembre.

Le 2 décembre, le Citizen, d'Ottawa, faisait une autre remarque :

"Personne, écrit-il, ne peut prévoir les conséquences économiques éventuelles de la guerre, ni la part de ces conséquences qui écherra au Canada. Mais il n'y a pas besoin d'être doué du don de prophétie pour savoir que le monde économique d'après-guerre sera quelque chose de différent. Les hommes d'État anglais en conviennent publiquement.

"La préface des recommandations de la commission Rowell-Sirois porte cette déclaration :

Avant de mentionner quelques recommandations subsidiaires, il peut être utile de remarquer que les propositions financières de la Commission sont, en termes de la vie économique de 1939, très analogues à ce qu'étaient les stipulations de l'Acte de l'Amérique Britannique du Nord en termes de la vie économique de 1867.

"Appliquant cette même remarque, ne peut-on pas déduire que les conclusions de la Commission sont à peu près condamnées à l'obsolescence ? La vie économique étudiée par les commissaires est en récession avec le vieil ordre de choses qui s'en va. Avec la vie économique radicalement difïérente qui se prépare, les conditions de 1939 paraîtront bien plus près de celles de 1867 que de celles qui suivront la guerre."

Une autre chose ne manquera pas de frapper les esprits tant soit peu observateurs. Lorsque l'Alberta tente des réformes financières pour décentraliser le contrôle, pour le remettre au peuple, on invoque la constitution. On se garde bien alors de proposer des modifications.

Mais s'agit-il de centraliser davantage le contrôle, de l'éloigner du peuple, l'Acte de 1867 doit plier.

Tout ceci nous rappelle la dépêche qui paraissait dans les journaux de Londres moins de deux jours après la nomination de la Commission Rowell par le cabinet de M. King. On comprendra mieux cette dépêche si l'on sait ce qu'on entend par City. La City, c'est la Londres financière ; cette partie de Londres, d'environ deux milles de longueur sur un mille de largeur, où sont situés les sièges sociaux de tous les grands établissements financiers : banques, compagnies d'assurances, sociétés de fiducie, etc. Même les grandes maisons financières des pays étrangers y ont une agence. Une opinion, un désir de la City, c'est une opinion, un désir du cerveau financier international, qui passe dans le grand système dont les ramifications enlacent le monde civilisé. Voici la dépêche :

La City apprend avec intérêt la nomination d'une commission pour étudier les relations entre les provinces et le Dominion. Quelles que soient les conclusions de la Commission, la City ne doute pas qu'elles conduiront éventuellement au contrôle, par le gouvernement fédéral, du pouvoir d'emprunt des provinces.

Cette dépêche est du 17 août 1937. Nous laissons le lecteur réfléchir.

Louis EVEN

Au foyer d'un organisateur libéral de la Côte de Beaupré :

La fille, à son père. — Le Crédit Social, ça collera jamais, cette cochonnerie-là !

Le père, à sa fille. — Tais-toi, ma fille, tu ne sais pas ce que tu dis. Malheureusement, ça colle bien trop  !

Louis Even

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