Le peuple, en démocratie, doit se faire servir par ses institutions. Dans tous les régimes sains, d'ailleurs, les institutions existent pour servir, non pour asservir ; si certaines d'entre elles y manquent, même si elles s'appellent banques, elles sont hors d'ordre.
En démocratie, le peuple a des représentants pour voir à ce qu'il soit ainsi servi par ses institutions. Ces représentants ont pour fonction spéciale de délibérer et de légiférer au nom de ceux qu'ils représentent.
Chez nous, on appelle les représentants du peuple des députés. Ils sont à Québec ou à Ottawa pour y faire ce que les gens raisonnables qui les députent y feraient s'ils étaient là eux-mêmes.
Nous ne parlons pas des sénateurs ni des conseillers législatifs. Ce ne sont pas des représentants du peuple, mais des récompensés de partis. Récompensés pour leurs bonnes habitudes de soumission aux intérêts du parti, ils sont généralement trop vieux pour refaire leurs habitudes.
Un député représente, en fonction du bien commun, les intérêts de ses commettants. Dans notre mode actuel de représentation, un député est le délégué d'un comté. Il représente donc, en fonction du bien commun de la province ou de la nation, les intérêts de tous les électeurs de ce comté.
Pour être plus explicite encore, supposons tous les électeurs d'un comté rendus dans la capitale fédérale ou provinciale. Tous les électeurs : agriculteurs, bûcherons, ouvriers, journaliers, professionnels, rentiers. Et tous ensemble étudiant une question d'intérêt national ou provincial.
Les agriculteurs l'étudient, nous voulons le croire, en fonction du bien général, mais tout de même avec des têtes d'agriculteurs, avec des visions de champs, de charrues, de semences, de récoltes, d'étables, de ventes de produits.
Les bûcherons y apportent, le sentiment de leurs chantiers, du travail qu'on leur confie, de la nourriture dont on les gratifie, de la paie qu'ils emportent avec les fatigues de leurs membres et l'usure de leur accoutrement.
Les ouvriers n'y oublient ni le régulateur où ils poinçonnent leur entrée et leur sortie de l'usine, ni le dîner froid qu'ils doivent souvent apporter avec eux, ni les heures antinaturelles qu'on leur impose, ni la taylorisation qui les tyrannise, ni le niveau de paie dont ils doivent se contenter.
Le journalier, sans perdre de vue qu'il s'agit du bien commun, est malgré lui hanté par les soucis de son lendemain, les incertitudes de l'emploi précaire et toujours temporaire d'où il doit uniquement tirer la pitance de sa famille.
Le professionnel apporte aux délibérations une éducation pétrie de grands principes ; disons qu'il en a fait la règle de sa vie ; il doit quand même se rappeler qu'il gagne son pain — parfois du beurre avec — dans un bureau, dans une chaire d'enseignement, à la direction d'une entreprise. Ces pensées décalqueront naturellement sur ses arguments, on ne peut lui en faire reproche plus qu'aux autres.
Accordons au rentier, aussi, que la pensée d'épargnes et de placements à sauvegarder n'obnubile pas son jugement au point de lui faire oublier que le bûcheron, le journalier, la femme de peine appartiennent à la même société que lui.
Et voilà tous les majeurs et toutes les majeures du comté en délibération — mais dans la capitale, donc avec des analogues des autres comtés. La vertu de tous secondant leurs lumières, on cherchera ensemble les meilleures solutions nationales ou provinciales.
Comme pareils États-Généraux ne sont pas pratiques, on a, de bonne heure dans l'histoire, songé à les remplacer par des délégations. D'où les députés. D'où les parlements.
Mais, ce qu'il y a de typique dans notre ère de progrès et d'adaptations, c'est que le député d'un comté cumule dans sa personne merveilleuse, la vision de l'habitant, celle du bûcheron, celle du mineur, du tisserand, du filateur, du tricoteur, du journalier, du vidangeur, du commerçant, du rentier, du médecin, et même celle du notaire ou de l'avocat qu'il lui arrive assez fréquemment d'être lui-même.
C'est pour cela, sans doute, que le député moderne est un homme continuellement accablé de problèmes universels. Il n'en trouve le temps ni d'assister à des banquets, ni de prononcer des discours, ni d'aller en villégiature, à peine d'entendre la messe, à peu près point de penser à ses fins dernières.
Quelle invention mal faite aussi ! N'était-il pas beaucoup plus simple de demander aux agriculteurs de toute la Province de déléguer un certain nombre d'agriculteurs renseignés, qui se chargeraient surtout du point de vue agricole dans l'étude du problème commun ? De même les bûcherons délégueraient quelques bûcherons ; les ouvriers, un nombre proportionné des leurs ; les commerçants, des commerçants ; et, mon Dieu, les professionnels n'auraient pas de difficulté à trouver quelques représentants bien au courant de leurs problèmes compliqués.
Les méninges de chaque représentant travailleraient mieux dans leurs éléments ordinaires et l'objectif commun ferait la coordination tout aussi bien.
Après tout, aussi, est-ce qu'un homme est intéressant pour la société par sa position géographique ou par sa fonction sociale ? Est-ce le fait de résider à Saint-Pascal de Kamouraska, ou celui de tirer des produits de la terre canadienne, qui donne à M. Napoléon Mignault une valeur dans la société ?
Mais le contemporain ne veut pas entendre parler de cela. Il y a là-dedans un relent de corporatisme : c'était bon pour le moyen-âge ! C'était bon aux siècles où l'on prenait le temps de penser et celui de prier ! C'était bon lorsque les hommes travaillaient le jour, dormaient la nuit, se reposaient le dimanche et donnaient à Dieu et aux saints une cinquantaine de fêtes chômées par an !
On est devenu plus moderne. La science nous a émancipés. La vapeur, l'électricité, l'essence, les machines de toutes sortes travaillent pour nous — à tel point que les hommes se succèdent à l'usine vingt-quatre heures par jour, que le dimanche ressemble au lundi, que les fêtes sont reléguées chez les emmurés des cloîtres.
On est devenu moderne. On court, on roule, on vole, on a la fièvre. On se bouscule, quand on ne se canonne pas. On produit des montagnes de tout et on les entoure d'une barrière infranchissable. On n'a plus le temps de se connaître les uns les autres. On ne parle que pour se plaindre, ou tromper, ou endormir, ou engueuler.
Et la politique est moderne comme le reste. Et le député est moderne. Des problèmes impossibles l'enfièvrent, l'accablent tellement qu'il en perd la boussole. Sans l'indemnité parlementaire qu'on lui sert religieusement, il oublierait même qu'il est député. Sans le parti et la caisse du parti, le pauvre député serait plus angoissé que le chômeur, plus désemparé que le failli. C'est d'ailleurs ce que la plupart des députés ont l'air d'être : membres d'un corps de chômeurs et de banqueroutiers intellectuels.
Et le peuple, lui, le peuple qui s'est donné une députation de poissons hors de l'eau ? Le peuple ? Il lui reste l'orgueil d'avoir lui-même choisi avec beaucoup de chaleur des représentants que, la plupart du temps, il ne connaît même pas.