On se rend compte, un peu dans tous les milieux, qu'il est impossible de justifier la conduite d'un monde civilisé où il faut être en guerre pour avoir le droit de vivre, où la paix signifie pour la multitude des privations cuisantes devant une abondance emprisonnée.
Personne n'ose plus soutenir que des lois économiques, naturelles et inexorables, exigent des successions de périodes de prospérité et de périodes de crise.
Partout, on parle de la nécessité de changements de structure. Partout, on crayonne l'image d'un monde à venir différent du monde passé. Même ceux qui ne lèvent pas un doigt pour opérer une réforme semblent admettre qu'une réforme n'est pas indue.
Il n'est plus tant question, comme il y a quelques années, d'opposition entre les tenants du régime actuel et les promoteurs d'un changement. Les défenseurs du régime ont capitulé devant la puanteur de ses fruits pourris.
Le conflit se déplace. Il se dessine de plus en plus nettement entre deux écoles de réforme : celle qui veut un changement sans libérer l'homme et celle qui réclame un changement qui libère l'homme.
L'une et l'autre dénoncent la stupidité de règlements qui empêchent de manger devant des greniers débordants. L'une et l'autre condamnent l'absurdité d'un système dans lequel le progrès engendre la misère.
Il y a cependant entre les deux une différence fondamentale.
Tous les réformistes veulent un homme qui ait accès à la nourriture, au vêtement et au logement. Mais, pour les uns, cet homme doit être la bête bien entretenue qui, en retour de sa portion d'avoine, se laisse atteler et mettre les œillères. Pour les autres, cet homme doit être la créature intelligente qui, assurée d'un minimum vital dans un pays providentiellement riche, choisit librement la voie dans laquelle, tout en accomplissant ses devoirs sociaux, elle croit mieux pouvoir atteindre sa fin dernière.
Les premiers veulent un homme enrégimenté, les seconds veulent un homme libre.
Si l'on y regarde de près, la philosophie des premiers ne s'écarte pas essentiellement de la philosophie du régime actuel. La méthode diffère légèrement. Le régime actuel affiche un homme libre, mais le place dans le besoin et lui impose le sacrifice de sa liberté pour avoir une pitance. Les réformistes première-école enrégimentent l'homme, le numérotent, le classent, lui assignent un poste, puis le soignent et le proclament heureux. S'il veut sortir des rangs, tant pis pour lui s'il trouve tout sous clef.
Le résultat est assez le même : l'homme dominé, dominé par une puissance qui exerce sa domination par l'octroi ou le refus de la licence pour vivre, de l'argent. Le fouet aujourd'hui, l'auge demain ; mais toujours le financier maître suprême et le gouvernement instrument.
Aussi voit-on que la grande presse, bête ou contrôlée, accorde la même publicité aux réformistes première-école qu'elle accordait hier au régime dont le monde crève et ne veut plus.
On trouve cette philosophie de l'enrégimentation, à des degrés plus ou moins prononcés, chez les communistes, les socialistes, les C.C.F., les new-dealistes, les "Union Now", les "chartistes", et certains économistes qui prennent figure d'étoiles polaires et sont admis aux conseils des maîtres du jour, tels Maynard Keynes en Angleterre et Alvin Hansen aux États-Unis.
À des degrés divers, avons-nous dit, car nous ne voudrions pas tirer un signe d'identité entre les communistes et les derniers nommés, par exemple. Il y a analogie, grande parenté si l'on envisage la liberté de la personne, mais une forte différence de teintes dans les méthodes.
Nous parlons aussi au point de vue économique, non pas religieux. Aussi, pourrions-nous ajouter à la liste une certaine école de gens bien intentionnés, bien religieux, même, mais sans doute plus férus du vieux que du Nouveau Testament : moralistes prêts à admettre pour l'homme le droit à l'abondance des biens de la terre, mais à condition qu'il fasse ceci et pas cela, qu'il se conduise comme ceci et non pas comme cela, surtout qu'il soit bien occupé à la production d'un sabbat à l'autre.
Toujours l'homme mené, et s'il ne se laisse pas mener, voué à la misère matérielle.
Tous ces gens-là ont bonne presse, justement parce qu'ils restent dans la note. Vous ne les entendrez jamais réclamer un dividende national. S'ils prêchent des allocations familiales, parce que c'est de bon ton ou parce que le principe en est irréfutable, ils y mettent dans l'application des conditions qui nécessitent l'enrégimentation, les enquêtes, la diminution de la liberté.
Pour toute la kyrielle, depuis les communistes jusqu'aux soi-disant moralistes, la première condition d'un bon système économique, c'est de l'emploi pour tous, non pas les activités libres de l'homme qui a des loisirs, mais les activités contraintes qui empêchent justement l'homme d'employer librement son temps.
Pour eux, l'agriculture, l'industrie, le commerce, existent premièrement pour occuper le monde, et en deuxième lieu seulement pour procurer des biens. Et si les biens sont là sans que tout le monde soit occupé à leur production, malheur !
Pour ces philosophes tronqués, le travail est une fin et non pas un moyen.
L'autre école, celle à laquelle appartiennent les créditistes, veut un homme libre, libre de l'emploi de son temps, libre de poursuivre ses aspirations, dès lors qu'il n'offense pas son Créateur et ne nuit à personne.
Or, nous ne sommes pas encore convaincus que se servir de son cerveau, pour alléger la tâche matérielle pour soi et pour les autres, constitue une offense contre Celui qui a donné à l'homme un cerveau pensant.
La réforme que championne le Crédit Social soutient que l'homme possède, de par sa naissance, le droit à la vie, et qu'il est inique de l'obliger à acheter ce droit au prix de sa liberté.
Si l'homme a droit à la vie, il doit avoir droit aux moyens de vivre. Pas un potentat au monde, fût-il cousu de millions ou flanqué d'armes meurtrières puissantes, n'est autorisé à contester, ce droit.
Le droit de vivre est un droit naturel qui ne peut être soumis à l'arbitrage des dictateurs ni des mouleurs d'humanité.
Même le Créateur offensé par la faute de nos premiers parents ne condamna pas les coupables à mourir de faim. Il leur fit, au contraire, un devoir de se nourrir et de garder leur vie le plus longtemps possible. Et après la rédemption, après dix-neuf siècles de christianisme, on voudrait marchander aux êtres humains le droit de manger, de se vêtir, de se loger ! Et que fait-on du cinquième commandement de Dieu ?
Les créditistes sont logiques sur toute la ligne :
L'homme a droit de vivre. Or, pour vivre, au moins au Canada, avec les règlements actuels, il faut un minimum d'argent. Donc, tout homme doit être assuré d'un minimum d'argent ; sinon, qu'on change les règlements.
Voilà pour l'argent.
La satisfaction des besoins humains exige une certaine quantité de biens. Pour produire cette quantité de biens, il faut une certaine somme de travail. Lorsque les biens sont produits, il ne peut plus être question de travailler pour les produire, mais de les mettre au service des besoins.
Les biens sont un moyen de satisfaire les besoins. Le travail est un moyen de produire les biens. Les moyens ne sont pas la fin.
Voilà pour le travail, dans le sens restreint où l'on emploie ordinairement ce mot.
Un autre jour, nous parlerons de la paresse, de l'activité, et nous démontrerons que les créditistes connaissent mieux le sens des termes et ont de l'homme une vision plus complète que les empâtés du camp adverse.
Le progrès doit libérer l'homme, lui donner des loisirs pour mieux mener sa vie d'homme, ou bien ce n'est pas un progrès, ou bien des maniaques sont à la tête des gouvernements humains.
Sur les dettes publiques, sur les taxes, les créditistes nourrissent aussi des idées aérées, comme on peut s'en convaincre en lisant la page 5 du présent numéro.
Les créditistes ont la philosophie de la liberté, et c'est pour cela que la presse contrôlée directement ou indirectement par la dictature financière leur ferme ses colonnes. La liberté et la dictature ne peuvent s'accommoder.
Selon nous, une réforme qui laisse l'homme enchaîné n'en mérite pas le nom. Une philosophie qui conduit l'homme par la poche ou par l'estomac n'en est pas une. Des prédicateurs de morale qui sentent le besoin des sanctions de l'argent ou des rationnements pour se faire écouter sont de piètres formateurs d'hommes.
Nous laissons le lecteur avec la considération du bref parallèle suivant entre les caractères distinctifs d'une réforme-enrégimentation et d'une réforme-liberté :
PSEUDO - RÉFORME | CRÉDIT SOCIAL |
Production activée et financée |
Consommation activée et financée |
De l'emploi pour tout le monde |
Augmentation de loisirs pour tous |
Prendre à ceux qui ont pour faire gagner à ceux qui n'ont pas |
Distribuer à tous, le plus gratuitement possible, l'abondance inutilisée |
Économie dirigée, bureaucratie, fonctionnarisme, enquêtes de mérite, citoyens pétris et moulés — tout au goût de X et Y |
Économie orientée au gré des consommateurs. Dividendes à tous du seul fait de la naissance. Libre essor aux aspirations et à l'initiative. |
L'argent, instrument pour conduire |
L'argent, instrument pour servir. |