D’après nous, le seul fait qu’un député doive être le représentant de ses électeurs entraîne pour lui l’obligation d’être indépendant de tout parti politique. Peut-on réellement représenter ses électeurs quand il faut prendre les directives d’une centrale du parti ? Est-ce dans des caucus avec des co-partisans, ou dans des rencontres avec ses électeurs, que le député apprendra à connaître la volonté de ceux qui le paient ?
Un député indépendant n’est pas pour cela un isolé. S’il n’est pas le seul indépendant à la Chambre, il a au moins une communauté d’idéal politique avec les autres indépendants. Ils forment déjà de ce fait un front commun contre l’abdication de la personnalité et l’oubli des électeurs qui sont le fruit naturel de l’enrôlement dans un parti.
Il existe aussi chez les électeurs unanimité, ou à peu près, sur bien des points. Sur ces points-là, les indépendants, expression exacte des sentiments de leurs électeurs, se rencontreront pour les mêmes réclamations.
Cette unanimité de volonté est souvent frustrée par la division en partis, par la soumission virtuelle à une puissance anonyme qui s’impose à travers le parti.
Il n’est pas besoin de chercher des exemples bien loin. Tout le monde se plaint de la rareté de l’argent, tout le monde désire qu’il y en ait davantage en circulation. C’est à peu près pour tous la chose qui presse le plus. Trouvez maintenant l’empressement à régler cette chose-là dans nos parlements de partis. Des indépendants, porte-voix d’un peuple unanime à vouloir un redressement immédiat, seraient unanimes à réclamer ce redressement immédiatement.
Un parlement d’indépendants serait uni dans la mesure où il y aurait unanimité de dessein chez les électeurs. Peut-on en dire autant d’un parlement de partis ?
Lorsqu’un homme indépendant de tout parti aspire à représenter ses concitoyens au Parlement de sa patrie, force lui est de travailler, d’étudier lui-même les problèmes publics, de rencontrer ses électeurs pour leur expliquer les solutions qu’il croit bonnes et les discuter avec eux.
Lorsque, au contraire, un candidat appartient à un parti, il trouve la cuisine toute faite ; il ne se donne même guère la peine d’en analyser les mets. Dans le parti, il existe certainement des travailleurs, ils sont l’élite du parti ; mais derrière l’élite il y a la masse, et la masse est toujours le groupe dominant par le nombre.
Pour réussir une élection au sein d’un parti, il n’est que d’être agréable au parti pour se faire accepter de lui, pas trop maladroit avec les électeurs pendant les deux ou trois semaines de contact électoral — et ça y est.
Pour réussir une élection indépendamment de tout parti, il faut se démener autrement que cela. Tout est à faire : l’approche, l’organisation, l’entretien ; la réflexion, l’exécution. Un indépendant qui réussit est nécessairement un laborieux ; dans le parti, quelques laborieux, d’ailleurs payés, font passer le troupeau.
Selon nous, le faible du groupe sincère de Paul Gouin dans la politique provinciale, c’est justement d’avoir calqué dans une certaine mesure la manière des partis : un chef, une discipline, un groupe central à Montréal et un autre à Québec, donnant des causeries à la radio et des conférences ici et là dans les paroisses. S’il y avait eu, dans chacun des quatre-vingt-six comtés de la province, un homme bien renseigné sur la politique de la province, formé si l’on veut à l’école des principes prêchés par M. Gouin, mais chacun de ces quatre-vingt-six ayant depuis 1936 travaillé parmi ses électeurs, établi des groupes d’étude et de propagande dans les villages et dans les rangs du comté, activé ces groupes par des visites, des causeries et de la littérature, le résultat du 25 octobre eût pu être différent.
Travail gigantesque, cela ! Oui, mais il ne faut rien moins si l’on veut faire triompher un idéal, sans l’appui de l’argent, contre une course au contrôle du favoritisme bien financée et depuis longtemps fortement organisée.
L’indépendant développe donc son initiative, sa personnalité ; son esprit de travail. Il ne peut compter sur les autres pour suppléer à ce qu’il ne fait pas. L’indépendant qui réussit le doit à sa valeur personnelle.
Le député de parti n’est pas dans le même cas. Ne passant pas par les mêmes nécessités, il le prend plus à la douce ; il est porté par le parti.
Aussi, tant qu’on aura un parlement de partis, on aura une députation comprenant une forte proportion de médiocrités. Lorsque le peuple vote pour un parti, il ne vote pas pour les valeurs personnelles. Or le peuple est habitué depuis longtemps à ne penser qu’en terme de partis. À tel point que ceux mêmes qui veulent abattre les vieux partis recourent à la formation d’un nouveau parti. Le nouveau groupe pourra avoir une bonne doctrine, se présenter les mains pures, il reste que c’est un parti : une élite et une masse. Qu’on renonce donc à cette manière.
C’est parce que le peuple vote pour un parti qu’il se prive de représentants qui lui feraient honneur. Sans doute que le parti a généralement à sa tête des hommes remarquables ; mais les hommes en charge gouverneraient-ils plus mal s’ils étaient environnés de compétences au lieu de flagorneurs ?
Une élection vient d’avoir lieu dans la province de Québec ; elle a porté au pouvoir une grosse majorité libérale. À qui fera-t-on croire que le peuple a voté pour les valeurs personnelles parmi les candidats ? À qui fera-t-on croire que, dans 69 cas sur 86, c’est le candidat du parti libéral qui était le plus compétent des deux, trois, quatre ou cinq en présence ? Sans vouloir déprécier personne, à qui fera-t-on croire que, dans le comté de Mercier par exemple, entre Paul Gouin, Gérard Thibeault, J. Francœur et A. Vermette, l’élu du 25 octobre le fut parce qu’il l’emportait sur les autres en compétence ? Paul Gouin perdit-il son dépôt parce qu’il était un incapable, un médiocre, un ignorant, ou parce qu’il n’était pas le candidat du parti libéral ?
Qui dira combien de valeurs sont excommuniées du Parlement, justement parce que ce sont des valeurs au lieu d’être de simples pions ? Les partis ont tout fait pour entretenir l’ignorance, voiler les objectifs et peupler nos législatures de médiocrités. Aussi on en a une législation ! Aussi on en a de l’ordre ! Aussi on en a un organisme social et économique pour l’épanouissement de la personne humaine ! Tout ce qui fleurit, c’est le patronage, la goujaterie, la corruption, la dette, le ricanement et la débauche des uns, les pleurs et le mécontentement des autres, le mépris d’une autorité qui s’avilit dans la partisannerie, pendant que mijotent des ferments de révolution.
Lorsque nous disons que le député doit prendre les ordres de ses électeurs, cela ne signifie pas qu’il doive se faire le répertoire de toutes les fantaisies qu’il découvre dans son comté. S’il va de ses électeurs au Parlement, il va aussi du Parlement à ses électeurs. C’est à lui qu’il appartient d’exposer au gouvernement les besoins de ses électeurs ; mais à lui aussi qu’il appartient d’expliquer à ses électeurs ce que c’est que le bien commun provincial ou national.
Un député devrait être le plus grand éducateur de son comté dans ce qui touche à la vie publique. Il est le mieux à même de se renseigner.
Mais si un député n’a de rapports avec ses électeurs que pendant la campagne électorale ; si après cela, il a soin de se tenir à l’écart ou de s’entourer d’une atmosphère isolante vis-à-vis du peuple ; s’il évite diplomatiquement ses mandants pour n’évoluer que dans les parvis du parti, comment fera-t-il l’éducation de l’électorat de son comté ?
Je lisais récemment une circulaire, datée de mai, d’un député fédéral qui pressentait alors une élection prochaine. Après avoir exposé que "tout va bien au Canada avec le parti libéral, Madame la Marquise", il sollicitait renouvellement de confiance et terminait par cette suavité : "Ma porte est toujours ouverte au plus humble de mes électeurs." Comme si c’était aux électeurs les plus éloignés du comté de Prescott d’aller à L’Orignal exposer leurs besoins à M. Bertrand ! Il nous semble que c’est au député, payé quatre mille dollars par année, de se déplacer pour fournir l’occasion aux siens de le rencontrer.
L’aspirant indépendant devra, de toute nécessité, faire longuement l’éducation des électeurs s’il veut avoir la moindre chance de réussir son élection dans un pays où les partis sont considérés comme une forme nécessaire de la démocratie. Le candidat rouge ou bleu, lui, n’a qu’à utiliser pendant trois semaines le bourrage de crâne copieusement mis à sa disposition par les laboratoires des partis.
Seul donc un parlement d’indépendants sera un parlement d’éducateurs du peuple.
L’Allemagne est un pays de dictature. Pourtant il s’y trouve un Parlement, le Reichstag. Mais il arrive que le Reichstag ne se rassemble que de temps en temps, rien que pour écouter un discours du Führer et l’applaudir. Au moins ils ne perdent pas de temps à discourir avant d’applaudir.
Chez nous, on est plus respectueux des apparences démocratiques. Mais le résultat est le même : la soudure dominante finit toujours par applaudir, la soudure de l’opposition par regimber inutilement. Les députés pourraient être chez eux douze mois de l’année et le gouvernement au pouvoir dicter ses lois — sauf à réunir le Parlement avant les fêtes de Noël pour une présentation de vœux réciproques.
Qu’on nous dise, dans un an d’ici, combien de mesures du gouvernement auront été rejetées, combien de mesures de l’opposition adoptées, combien de fois le peuple consulté par ses députés et sa voix écoutée à la Chambre.
Les hommes de bon sens que sont nos cultivateurs ne supporteraient pas une semaine dans leur conseil municipal, qu’ils ne paient pourtant pas, la division systématique du conseil en deux partis : l’un collé avec le maire, l’autre collé avec un chef d’opposition, le corps des citoyens ignoré. Ces mêmes hommes de bon sens supportent cette absurdité dans leur parlement de Québec et dans celui d’Ottawa, qu’ils paient pourtant si cher !
On se plaint de la dictature des trusts. A-t-on soin de placer à Québec 86 hommes ; à Ottawa, 65 autres, pour faire la guerre aux trusts ? Si oui, avouons que ce sont de piètres guerriers, puisque les trusts sont toujours là. Mais aussi, quand on pense à tout l’argent que les partis dépensent pour faire triompher leurs médiocrités, on est bien un peu tenté de se demander d’où vient tout cet argent. Comme les partis n’ont pas l’habitude de quêter, il y a sans doute des donateurs bénévoles, et pas des gueux. Il y a ensuite telle chose que la gratitude envers les donateurs, et les gueux que nous sommes n’ont pas grand’chance de s’affranchir des trusts.
Qui, des élus du 25 octobre dans Québec, ou du 14 octobre 1935 à Ottawa, voudra bien se faire le parrain de l’amendement suivant à la loi électorale :
Le bulletin de vote, à l’avenir, au lieu de porter des noms, portera des images dans les rectangles où l’électeur inscrit sa croix : une marionnette bleue, une marionnette rouge, une marionnette tricolore, autant qu’il y a de partis politiques en présence. Si, par hasard, il se présente un candidat indépendant, on écrira le nom de cet animal inclassable dans son rectangle à lui. L’électeur, plus habitué aux couleurs qu’aux personnalités, aura beaucoup moins d’effort de cerveau à dépenser.
Le soir de l’élection, on comptera les votes et on proclamera le nombre de marionnettes élues. Le chef du parti triomphant formera son cabinet comme d’habitude et gouvernera à sa guise. Comme les marionnettes ne mangent pas, on supprimera les indemnités parlementaires — sauf naturellement pour les quelques rares indépendants qui, au lieu de perdre leur dépôts, auront réussi leur élection : ils sont, d’ailleurs, les seuls capables de rendre un service appréciable à leur patrie.