Madame Lafortune entre chez son épicier. Les tablettes sont garnies de produits de toutes espèces, de qualités variées, de prix divers. Et le porte-monnaie de madame est garni de piastres qui lui laissent le choix libre.
Madame Lafortune place sa commande. Le mot est bien trouvé : elle commande ce qu'elle veut avoir. Elle a le pouvoir en main pour dicter au, marchand, par le marchand à la production, les choses qu'elle veut avoir.
Telle boîte de petits pois, cette douzaine d'œufs No A, ce fromage d'Oka, ces pommes de Rougemont, etc. Madame se fait servir les produits qu'elle désire, pas les autres. Le marchand n'a pas à discuter : madame sort ses piastres, ses droits de vote. Chaque piastre est le droit de voter pour une piastre de produits à son choix.
Madame Lafortune ne s'éternise pas au magasin. Elle sait ce qu'elle veut, elle exprime sa volonté, elle dépose ses bulletins de vote sur le comptoir du marchand et s'en va : la livraison suivra immanquablement. Madame recevra les produits élus par elle.
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Madame Privé sort, elle aussi, pour acheter quelque chose pour mettre sur la table de sa famille. Dix bouches à nourrir. Un seul salaire, celui du papa qui travaille pour une compagnie où l'on change de l'épinette canadienne en papier pour des marchands d'histoires sensationnelles de Chicago.
Madame Privé voit les mêmes produits que Madame Lafortune ; mais elle voit aussi leurs prix, et son portefeuille moins bien garni n'est pas à la hauteur. Elle passe outre.
De vitrine en vitrine, ses yeux s'arrêtent sur l'étalage de l'Atlantic Pacific. Voilà des conserves marquées un sou, un demi-sou moins cher que chez M. Provencher. Voici une aubaine : trois boîtes pour 25 sous. Quelles boîtes : Aylmer, Libby ? Peu importe. Quelle qualité, quel âge de produits ? Peu importe. Madame Privé ne peut choisir les produits de qualité, ni les produits à son goût, elle doit se restreindre à ses possibilités de payer, et celles-ci sont très limitées.
Madame Privé visite une demi-douzaine d'étalages, prend quatre fois plus de temps que Madame Lafortune, pour rentrer chez elle avec beaucoup moins de satisfaction.
Madame Privé n'a pas un gros droit de vote économique. Elle ne peut élire ce qui lui convient le mieux. Son manque de pouvoir d'achat lui impose, lui dicte des décisions qu'elle doit accepter.
Moins Madame Privé a de pouvoir d'achat, moins elle a de liberté de choix. Le pouvoir d'a-chat est la mesure de la liberté économique du consommateur.
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Passons sous silence le cas du pauvre diable qui n'a pas un liard. Quand bien même il jouit de sa liberté de mouvement, qui lui permet de contempler toutes les vitrines de la plus grosse rue commerciale de sa ville ; quand bien même il jouit de sa liberté politique, qui lui permet d'émettre son opinion tous les jours et de voter une fois tous les quatre ans, cela ne lui confère pas le moindre droit de vote sur les produits de son pays.
Même s'il demeure en plein Montréal, il n'a pas plus droit aux produits du Canada que s'il habitait la péninsule de Kamchatka.
Il peut être dûment inscrit dans les listes d'électeurs au provincial et au fédéral. Mais si l'on imprimait des listes de ceux qui possèdent des droits à la nourriture, au vêtement, au logement, son nom n'y figurerait pas. Pour toutes ces choses, il est à la merci des autres 365 jours par année.
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Qu'on se donne la peine de prendre, l'un après l'autre, tous les hommes et toutes les femmes du pays, combien en trouvera-t-on avec la liberté de choix économique dont jouit Madame Lafortune ? La plupart ne sont-ils pas plutôt dans la situation de Madame Privé, et plusieurs dans le cas du pauvre diable sans le sou, auquel nous n'avons même pas donné de nom ?
Pourtant, il est un mot qu'on aime à répéter, le cri de ralliement pour lequel combattent vingt-six nations unies : le mot DÉMOCRATIE. Ce mot, nous l'avons dit, demos kratos, signifie puissance du peuple.
Madame Lafortune a la puissance de se faire servir ce qui lui convient. Madame Privé a si peu de puissance qu'elle doit se contenter de ce qui lui convient mal. Monsieur X n'a pas du tout de puissance.
Dans le domaine économique, dans la satisfaction des besoins temporels, les Madames Lafortune formant une toute petite minorité, peut-on dire qu'on a la démocratie ?
Le peuple, c'est tout le monde, pas seulement les quelques Madames Lafortune. Une démocratie signifierait donc que tout le monde puisse se faire servir à même les choses que le pays est en mesure d'offrir.
Cette démocratie-là n'existe pas encore chez nous. Ce serait pourtant la vraie, la démocratie du vote quotidien, de l'élection quotidienne des produits désirés.
Cette démocratie-là, la démocratie économique, répondrait pourtant à l'ordre naturel. Les biens de la terre ont été créés pour l'humanité, pas pour quelques hommes, mais pour tous les hommes. Et si la terre offre l'abondance, si le Canada offre la surabondance, nous ne voyons pas bien pourquoi on condamne plusieurs familles à la privation, pourquoi le grand nombre au rationnement, et pourquoi on préfère atrophier la production plutôt que laisser les Canadiens en profiter.
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Ceux qui ne sont point habitués à nous lire, ou ceux qui ne nous lisent que pour chercher quelque chose à reprendre, vont peut-être conclure que nous voulons mettre toute la production en commun et inviter la foule à prendre à sa guise. Il n'est jamais question de cela à notre école.
Lorsque Madame Lafortune va faire ses emplettes, la production n'est pas mise en commun, et pourtant Madame Lafortune choisit ce qui lui plaît, et personne ne fait de gros yeux à Madame Lafortune.. Le marchand, propriétaire des produits exposés, ne demande pas mieux que les voir passer aux mains de Madame Lafortune. Il dispose même ces produits de façon à briguer les suffrages de toutes les madames qui possèdent le droit de vote.
Il ne s'agit donc pas du droit de voler, mais du droit de voter. Qu'on institue seulement l'émission de bulletins de vote en rapport avec les candidatures ; puis qu'on distribue ces bulletins de vote de façon à ce que tous les citoyens en aient au moins une part suffisante pour s'assurer une honnête subsistance : on aura alors la démocratie économique, ou simplement l'ordre économique, l'économique atteignant sa fin.
Tout le monde comprend que le bulletin de vote économique, c'est l'argent, le pouvoir d'achat entre les mains du consommateur.
Le consommateur possédant le pouvoir d'achat exprimerait son choix, le producteur le servirait une aristocratie de producteurs au service d'une démocratie de consommateurs.
Autrement, si le consommateur ne peut payer, s'il ne peut exprimer sa volonté, qu'arrive-t-il ? Ou la production arrête ; ou le producteur fait les choses que lui-même décide, puis établit une publicité, une pression savante et tenace pour les imposer aux consommateurs. On connaît cela. Ce n'est pas la démocratie économique, mais de la dictature économique. Les annonces qui foisonnent dans nos grands journaux, dans les magazines, sur les panneaux-réclames, à la radio, sont le mégaphone de la dictature économique.
C'est l'envers de la démocratie.
Les créditistes travaillent à établir la démocratie économique. Pour cela, pas besoin de chambardement dans l'aristocratie des producteurs, des producteurs de choses qui conviennent au goût du consommateur. Que l'agriculteur garde sa ferme, qu'il l'améliore, qu'il la fasse rendre davantage, parce que ses produits sont bons. Que le manufacturier développe ses moyens de fabrication ; que l'inventeur perfectionne ses machines, le technicien ses procédés. Que l'expertise fleurisse, dès lors que le consommateur a le moyen de récompenser les experts.
Pour cela, une seule chose : gouverner l'argent, le crédit à cette fin. Ce que les créditistes proposent par la finance directe du consommateur, au moyen du dividende national et de l'escompte compensé, dans la mesure où le permettent les immenses possibilités productrices du monde moderne.