La politique - Démocratie économique

Louis Even le mercredi, 01 avril 1942. Dans La politique

Madame Lafortune entre chez son épicier. Les tablettes sont garnies de produits de toutes es­pèces, de qualités variées, de prix divers. Et le porte-monnaie de madame est garni de piastres qui lui laissent le choix libre.

Madame Lafortune place sa commande. Le mot est bien trouvé : elle commande ce qu'elle veut avoir. Elle a le pouvoir en main pour dicter au, marchand, par le marchand à la production, les choses qu'elle veut avoir.

Telle boîte de petits pois, cette douzaine d'œufs No A, ce fromage d'Oka, ces pommes de Rouge­mont, etc. Madame se fait servir les produits qu'elle désire, pas les autres. Le marchand n'a pas à discuter : madame sort ses piastres, ses droits de vote. Chaque piastre est le droit de vo­ter pour une piastre de produits à son choix.

Madame Lafortune ne s'éternise pas au maga­sin. Elle sait ce qu'elle veut, elle exprime sa vo­lonté, elle dépose ses bulletins de vote sur le comptoir du marchand et s'en va : la livraison suivra immanquablement. Madame recevra les produits élus par elle.

*  *  *

Madame Privé sort, elle aussi, pour acheter quelque chose pour mettre sur la table de sa famille. Dix bouches à nourrir. Un seul salaire, ce­lui du papa qui travaille pour une compagnie où l'on change de l'épinette canadienne en papier pour des marchands d'histoires sensationnelles de Chicago.

Madame Privé voit les mêmes produits que Madame Lafortune ; mais elle voit aussi leurs prix, et son portefeuille moins bien garni n'est pas à la hauteur. Elle passe outre.

De vitrine en vitrine, ses yeux s'arrêtent sur l'étalage de l'Atlantic Pacific. Voilà des conserves marquées un sou, un demi-sou moins cher que chez M. Provencher. Voici une aubaine : trois boîtes pour 25 sous. Quelles boîtes : Aylmer, Lib­by ? Peu importe. Quelle qualité, quel âge de pro­duits ? Peu importe. Madame Privé ne peut choi­sir les produits de qualité, ni les produits à son goût, elle doit se restreindre à ses possibilités de payer, et celles-ci sont très limitées.

Madame Privé visite une demi-douzaine d'é­talages, prend quatre fois plus de temps que Ma­dame Lafortune, pour rentrer chez elle avec beaucoup moins de satisfaction.

Madame Privé n'a pas un gros droit de vote économique. Elle ne peut élire ce qui lui con­vient le mieux. Son manque de pouvoir d'achat lui impose, lui dicte des décisions qu'elle doit ac­cepter.

Moins Madame Privé a de pouvoir d'achat, moins elle a de liberté de choix. Le pouvoir d'a-chat est la mesure de la liberté économique du consommateur.

*  *  *

Passons sous silence le cas du pauvre diable qui n'a pas un liard. Quand bien même il jouit de sa liberté de mouvement, qui lui permet de con­templer toutes les vitrines de la plus grosse rue commerciale de sa ville ; quand bien même il jouit de sa liberté politique, qui lui permet d'émettre son opinion tous les jours et de voter une fois tous les quatre ans, cela ne lui confère pas le moindre droit de vote sur les produits de son pays.

Même s'il demeure en plein Montréal, il n'a pas plus droit aux produits du Canada que s'il habitait la péninsule de Kamchatka.

Il peut être dûment inscrit dans les listes d'é­lecteurs au provincial et au fédéral. Mais si l'on imprimait des listes de ceux qui possèdent des droits à la nourriture, au vêtement, au logement, son nom n'y figurerait pas. Pour toutes ces choses, il est à la merci des autres 365 jours par année.

*  *  *

Qu'on se donne la peine de prendre, l'un après l'autre, tous les hommes et toutes les femmes du pays, combien en trouvera-t-on avec la liberté de choix économique dont jouit Madame Lafortune ? La plupart ne sont-ils pas plutôt dans la situation de Madame Privé, et plusieurs dans le cas du pauvre diable sans le sou, auquel nous n'avons même pas donné de nom ?

Pourtant, il est un mot qu'on aime à répéter, le cri de ralliement pour lequel combattent vingt-six nations unies : le mot DÉMOCRATIE. Ce mot, nous l'avons dit, demos kratos, signifie puis­sance du peuple.

Puissance de quoi ?

Madame Lafortune a la puissance de se faire servir ce qui lui convient. Madame Privé a si peu de puissance qu'elle doit se contenter de ce qui lui convient mal. Monsieur X n'a pas du tout de puissance.

Dans le domaine économique, dans la satisfac­tion des besoins temporels, les Madames Lafor­tune formant une toute petite minorité, peut-on dire qu'on a la démocratie ?

Le peuple, c'est tout le monde, pas seulement les quelques Madames Lafortune. Une démocra­tie signifierait donc que tout le monde puisse se faire servir à même les choses que le pays est en mesure d'offrir.

Cette démocratie-là n'existe pas encore chez nous. Ce serait pourtant la vraie, la démocratie du vote quotidien, de l'élection quotidienne des produits désirés.

Cette démocratie-là, la démocratie économique, répondrait pourtant à l'ordre naturel. Les biens de la terre ont été créés pour l'humanité, pas pour quelques hommes, mais pour tous les hom­mes. Et si la terre offre l'abondance, si le Canada offre la surabondance, nous ne voyons pas bien pourquoi on condamne plusieurs familles à la privation, pourquoi le grand nombre au ration­nement, et pourquoi on préfère atrophier la pro­duction plutôt que laisser les Canadiens en pro­fiter.

*  *  *

Ceux qui ne sont point habitués à nous lire, ou ceux qui ne nous lisent que pour chercher quel­que chose à reprendre, vont peut-être conclure que nous voulons mettre toute la production en commun et inviter la foule à prendre à sa guise. Il n'est jamais question de cela à notre école.

Lorsque Madame Lafortune va faire ses em­plettes, la production n'est pas mise en commun, et pourtant Madame Lafortune choisit ce qui lui plaît, et personne ne fait de gros yeux à Madame Lafortune.. Le marchand, propriétaire des pro­duits exposés, ne demande pas mieux que les voir passer aux mains de Madame Lafortune. Il dis­pose même ces produits de façon à briguer les suffrages de toutes les madames qui possèdent le droit de vote.

Il ne s'agit donc pas du droit de voler, mais du droit de voter. Qu'on institue seulement l'émis­sion de bulletins de vote en rapport avec les can­didatures ; puis qu'on distribue ces bulletins de vote de façon à ce que tous les citoyens en aient au moins une part suffisante pour s'assurer une honnête subsistance : on aura alors la démocratie économique, ou simplement l'ordre économique, l'économique atteignant sa fin.

Tout le monde comprend que le bulletin de vo­te économique, c'est l'argent, le pouvoir d'achat entre les mains du consommateur.

Le consommateur possédant le pouvoir d'achat exprimerait son choix, le producteur le servirait une aristocratie de producteurs au service d'une démocratie de consommateurs.

Autrement, si le consommateur ne peut payer, s'il ne peut exprimer sa volonté, qu'arrive-t-il ? Ou la production arrête ; ou le producteur fait les choses que lui-même décide, puis établit une publicité, une pression savante et tenace pour les imposer aux consommateurs. On connaît cela. Ce n'est pas la démocratie économique, mais de la dictature économique. Les annonces qui foison­nent dans nos grands journaux, dans les magazi­nes, sur les panneaux-réclames, à la radio, sont le mégaphone de la dictature économique.

C'est l'envers de la démocratie.

Les créditistes travaillent à établir la démo­cratie économique. Pour cela, pas besoin de cham­bardement dans l'aristocratie des producteurs, des producteurs de choses qui conviennent au goût du consommateur. Que l'agriculteur garde sa ferme, qu'il l'améliore, qu'il la fasse rendre da­vantage, parce que ses produits sont bons. Que le manufacturier développe ses moyens de fabri­cation ; que l'inventeur perfectionne ses machi­nes, le technicien ses procédés. Que l'expertise fleurisse, dès lors que le consommateur a le moyen de récompenser les experts.

Pour cela, une seule chose : gouverner l'argent, le crédit à cette fin. Ce que les créditistes propo­sent par la finance directe du consommateur, au moyen du dividende national et de l'escompte compensé, dans la mesure où le permettent les immenses possibilités productrices du monde mo­derne.

Louis Even

Poster un commentaire

Vous êtes indentifier en tant qu'invité.