L'économique - Une province à reconquérir

Louis Even le dimanche, 15 mars 1942. Dans L'économique

Passé

Une province à reprendre — c'est la province de Québec. Il y en a d'autres, sans doute ; mais pour nous, c'est la nôtre.

Il y a quatre siècles, que trouvait-on dans ce qui constitue aujourd'hui la province de Québec ? Jac­ques Cartier avait abordé sur ses rives. Des com­pagnons de son expédition y avaient laissé leurs os au cours d'un hiver contre les rigueurs duquel ils n'étaient point préparés. Le grand navigateur bre­ton avait remonté le fleuve St-Laurent, gravi jus­qu'au sommet de ce qu'il baptisa le Mont Réal. Puis il était retourné voir le roi de France et lui faire part des grandes possibilités de la vallée lau­rentienne.

Jacques Cartier était un créditiste dans le sens vrai du terme. Il avait saisi de son coup d'œil ob­servateur, le crédit réel de la future Nouvelle-France, ce qui pouvait donner confiance à des co­lonisateurs. Il savait que des bras et des cerveaux, appliqués au développement des richesses natu­relles, tailleraient une ou plusieurs provinces fran­çaises dans le grand domaine couvert d'arbres et peuplé de bêtes fauves. Ni mines d'or ni Bourse des valeurs n'entraient dans ses calculs.

On le prit sans doute pour un utopiste ou un exalté, et ses propositions n'eurent pas de suite.

Trois quarts de siècle plus tard, Champlain et les premiers colons permanents s'en vinrent fon­der, cette fois, la Nouvelle-France. Pied à pied, saison après saison, ils conquirent le pays où, mal­gré des abandons de la mère-patrie, malgré une défaite militaire qui les soumettait à une nation étrangère, trois millions de Canadiens, descen­dants des conquérants du sol, ont aujourd'hui la mission de continuer l'œuvre entreprise par de véritables héros.

Présent

Mais cette province que nous habitons, cette Nouvelle-France faite par des bras robustes et des cœurs haut placés, à qui appartient-elle aujour­d'hui ?

On endigue des rapides puissants, on abat des pans de forêts, on creuse d'immenses cratères, on perce de longues galeries à des centaines de pieds sous terre. On fait tout cela pour extraire des ri­chesses de la province. Pour qui ?

Par qui ? Par les Canadiens, par leurs bras, par leurs sueurs. Mais pour qui ?

Pas besoin d'aller bien loin pour trouver des ré­ponses. Une simple petite enquête, en vue d'éta­blir les degrés de possibilités d'échanges entre membres d'un groupe assez varié en apparence, met en lumière des réalités bien attristantes.

Questionnez les ouvriers d'une de ces villes qui se sont développées rapidement au cours des der­niers quarante ans.

À qui vendent-ils leur temps, leur travail ? Que reçoivent-ils en retour ? Quelle partie du produit pourraient-ils acheter avec la paie qu'ils touchent ?

La production industrielle moderne est surtout mécanisée. Mais à qui appartiennent les machines ?

Un homme, à la main, ne peut pas plus lutter contre la production mécanique qu'un régiment d'infanterie ne peut affronter une formation mo­torisée dans la guerre actuelle.

Mais même les bras de nos ouvriers ne leur ap­partiennent plus. Ils sont loués aux trustards qui, avec leurs profits, forment ou consolident d'autres trusts.

Les trusts donnent de la production, oui. Mais ils contrôlent les prix, tout comme les banques dont ils sont directeurs contrôlent le crédit.

Notre commerce, celui qui nous reste, nos épice­ries, nos charcuteries, s'approvisionnent en grande partie de commerçants en gros qui, eux, se procu­rent les produits transformés surtout de grosses compagnies liées aux mêmes concentrations finan­cières.

Qui contrôle l'industrie du vêtement ? Qui four­nit les sous-produits nécessaires à la manufacture de chaussures ? Le meuble lui-même nous échappe.

Les règlements de la guerre, si bien intentionnés soient les législateurs, n'ont-ils pas surtout pour effet de tuer les petits au profits des gros ? Un quincaillier nous disait récemment que le contin­gentement de certains produits lui coupe complè­tement les approvisionnements. Ainsi, il ne peut obtenir de laveuses électriques : les fabricants ven­dent la quantité autorisée aux magasins chaîniers qui possèdent des parts dans la manufacture. Les clients de ce quincaillier doivent maintenant aller à Woodhouse (Légaré vendu). De même pour les bouilloires de 30 gallons.

Il nous reste nos fermes. Et encore combien hy­pothéquées ! c'est-à-dire combien qui ne tiennent qu'avec la permission du prêteur d'argent ! Et les produits de ces fermes, ceux que la famille ne con­somme pas, où vont-ils ? Par quelle voie atteignent-ils le consommateur des villes ?

On nous faisait remarquer la semaine dernière que les cultivateurs de la région de Sherbrooke li­vrent à peu près tous leur lait à un trust, la Carna­tion Milk. Pourquoi ? N'y a-t-il pas des beurreries indépendantes ? Oui, mais le plafond des prix du beurre ne laisse pas une marge suffisante entre le prix d'achat du lait et le prix de livraison du beur­re, à moins d'une production massive. Quelques centaines de livres de beurre par semaine ne suffi­sent pas, à cette faible marge, pour faire vivre un beurrier et payer ses frais de fabrication ; il en faut des milliers. La Carnation Milk les a ; le pro­ducteur indépendant, de Bromptonville ou d'ail­leurs, ferme sa beurrerie et perd le peu qui lui res­tait.

L'argent oriente tout, et l'argent est entre quel­ques mains. Concentration économique et con­centration financière se nourrissent mutuellement. Et la concentration politique emboîte le pas, évi­demment dans le sillage de la concentration finan­cière.

Inutile de jeter les yeux vers le gouvernement pour entreprendre une lutte contre les trusts qui mangent le pays. Il est aussi occupé avec ses inté­rêts de partis que l'était la cour de France avec ses mondanités, pour employer un euphémisme, lors­que le Canada réclamait de l'aide.

Paris était loin de Québec. Québec est encore plus loin du cultivateur et de l'ouvrier de ce qu'on appelle pourtant la province de Québec.

Avenir

Le tableau est sombre, sombre à opprimer le spectateur. Les créditistes ont pourtant entrepris d'en changer l'aspect. D'autres ont exprimé des désirs, eux veulent des accomplissements.

Les créditistes savent que le contrôle du crédit et des prix conditionne toute la vie économique ; ils ont décidé que le contrôle du crédit et des prix repasserait au public de la province, au consom­mateur pour lequel devrait être faite toute produc­tion.

Mais comment vont-ils s'y prendre pour effec­tuer quelque progrès dans cette libération écono­mique de leur province ? Comment vont-ils s'y prendre, puisque, d'une part, le peuple reste sans moyens devant les trustards de l'argent et de la production, et puisque, d'antre part, le gouverne­ment est plus attentif aux trustards qu'à leurs vic­times ?

Les créditistes envisagent le problème dans tou­te son ampleur. Ils savent que ce n'est point l'af­faire d'une campagne-éclair. Mais plus la tâche est formidable, moins ils consentent à croiser les bras et à laisser faire seuls ceux qui, consciemment ou naïvement, travaillent à resserver les mailles de plus en plus. Ils veulent beaucoup : reconquérir la province que d'autres ont aliénée à de puissants monopoles — et, par Dieu, ils réussiront.

Ce n'est point ici le lieu de décrire les réalisations projetées, pas même les actes immédiats à poser. Les créditistes qui répondent à notre appel, ceux qui nous comprennent et nous font confiance, ceux qui s'organisent dans le sens que nous leur indi­quons, reçoivent les instructions à cette fin à me­sure de leur avancement.

Louis Even

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