L'économique - Une coopérative d'argent - Comment ?

Louis Even le samedi, 15 novembre 1941. Dans L'économique

L'association organisée

Supposons-nous en septembre 1942. Supposons encore que VERS DEMAIN compte alors 80,000 abonnés ; puis, qu'un nombre intéressant de paroisses rurales et de villes soient organisées de la manière tracée dans notre numéro du 15 octobre. Par exemple, 700 paroisses dont la majeure partie de la population lit VERS DEMAIN et en comprend l'enseignement ; un I.A.P. par rang et par section du village ; puis un conducteur dynamique et renseigné en tête de l'organisation locale.

Sur ces 80,000 familles d'abonnés, un certain nombre, soit 45,000, cultivent la terre, produisent ce qu'il faut, non seulement pour leur propre alimentation, mais pour l'alimentation de ceux qui produisent eux-mêmes d'autres choses.

Si nous considérons les 80,000 familles abonnées comme une vaste organisation, une association de familles désireuses d'avoir un ordre temporel pour le bien de tous, rien de plus aisé que de grouper les 45,000 familles du sol en une corporation agricole. Là où il y a unité d'objectif, lumière faite sur les moyens, sens social cultivé, il n'est pas téméraire de proposer l'union pour les résultats.

À cette corporation agricole, on ne demandera pas de lutter contre d'autres groupes, mais de voir à ce que les membres de la corporation soient capables de fournir de bons produits à un public qui aurait le moyen d'acheter.

De même pour les autres genres d'activités exercées par le reste des 80,000 familles considérées : corporation du bâtiment ; corporation du vêtement ; corporation du transport (camionnage) ; etc. La même chose pour les services professionnels : enseignement, médecine, etc.

La corporation entreprend elle-même l'organisation nécessaire dans son rayon pour donner le maximum de services avec le minimum d'efforts. Celle du transport, par exemple, évitera l'anarchie de dix camionneurs sur une même route alors que neuf autres routes seraient dépourvues de transport.

En tout ceci, c'est la fin qui doit spécifier le groupement, et cette fin, pour être humaine, ne peut être que le service du consommateur. Le groupe bâtiment existe pour fournir des maisons convenables à des êtres humains qui ont besoin d'être logés. Si les maçons, les charpentiers, les plombiers, peuvent faire cela, cela doit se faire. Le moyen de paiement est secondaire : la coopérative d'argent y verra. Si de bonnes maisons sont possibles, pourquoi forcer à des habitations bon-marché ? L'argent doit servir, non pas finaliser, non pas conduire.

Mais de telles organisations se forment par en bas, à partir des éléments qui doivent les composer. Le premier classement se fait dans la paroisse organisée par l'Institut d'Action Politique. Le conducteur et ses hommes le provoquent. Puis les groupes ainsi classés dans chaque paroisse sont mis en communication avec les groupes analogues des autres paroisses et l'association corporative se forme et se hiérachise.

Cette organisation d'une association de 80,000 familles peut paraître une entreprise irréalisable. Elle serait irréalisable, en effet, ou ne pourrait s'effectuer que dictatorialement, étatiquement, avec une aggrégation ignorante ne sachant pas ce qu'elle veut, ne voyant pas où elle va. Elle sera réalisable et se fera librement avec 80,000 familles renseignées, dans la mesure même de leur éducation politique et économique et de leur sens social.

Il n'est pas nécessaire d'exiger dès le commencement, une perfection qui reculerait les réalisations à la fin du monde. Plusieurs perfectionnements viendront naturellement, lorsque les échanges fonctionneront. Ainsi, qui va grossir ou diminuer la proportion de gens occupés à la culture du sol, à la production de chaussures, à la construction de maisons, etc. ? Les besoins de consommateurs, exprimés par leurs commandes, dès lors que les consommateurs ont en main le moyen d'acheter ce qui leur convient dans ce que le pays est capable de produire.

Les groupements s'orienteront et s'adapteront dans le sens répondant aux besoins de consommateurs mis à même d'exprimer leurs besoins.

Le moyen d'acheter

Les 80,000 familles sont organisées et classées. De la corporation agricole, on sait combien les cultivateurs pourraient produire de plus s'ils trouvaient à vendre à un prix raisonnable. De la corporation du bâtiment, on apprend quelles sont les possibilités disponibles qui n'attendent que le moyen de paiement. Ainsi de suite pour toutes les autres.

Les possibilités de production sont donc déclarées par les producteurs eux-mêmes. Reste à fournir aux consommateurs les possibilités d'achat qui leur manquent pour bénéficier des possibilités de production offertes. Travail de simple comptabilité.

Un office central de comptabilité et une succursale dans chaque paroisse organisée vont y voir. Organisme assez comparable à celui d'une banque et de ses succursales, mais avec un objectif différent : financer la consommation au niveau de la production utile.

Compilant les informations fournies par les corporations de producteurs, l'office de comptabilité central est à même de juger quelle émission totale de pouvoir d'achat supplémentaire est nécessaire. Il distribue ce pouvoir d'achat supplémentaire par un crédit à chaque personne faisant partie de la grande association.

De quelle manière ?

Dans chaque paroisse organisée, une personne désignée par le conducteur local tient un livre de comptabilité. Dans ce livre, un compte au nom de chaque membre de chaque famille abonnée. Par exemple, M. Philippe Poitevin est abonné et sa famille se compose de cinq personnes. Un compte pour chacune de ces personnes : M. Philippe Poitevin, Mme P. Poitevin, M. Lionel Poitevin, Mlle Irène Poitevin, Mlle Jeanne Poitevin. Un autre abonné, M. Georges Dupré, vit seul : un seul compte. Chez M. Léon Labbé, treize personnes — treize comptes.

Et voici que l'office central décide, d'après l'information collective, une émission de pouvoir d'achat de 4 millions de dollars pour compléter l'écoulement de la production offerte par les 80,000 familles. Si ces 80,000 familles représentent 400,000 personnes, cela fera $10 par personne. L'office central demandera à chaque succursale d'augmenter de dix dollars le compte créditeur de chaque personne dans son livre.

Opération très simple en soi. Mais à quoi cela va-t-il servir ?

M. Philippe Poitevin veut une paire de chaussures. Il va chez M. Joseph Limoges, marchand de son village, abonné à VERS DEMAIN et faisant partie de la grande association créditiste. Il y trouve une paire de souliers à son goût pour cinq dollars. Le marchand, considérant ce qu'il peut lui-même obtenir d'autres membres de l'association et ce qu'il est obligé de payer en dehors de l'association, déclare pouvoir accepter 60 pour cent en crédit interne, le reste en argent des banques. M. Poitevin peut payer $2.00 seulement en argent des banques et, pour les trois autres dollars, il se sert du dividende créditiste qu'il a reçu. Il signe une formule ordonnant de transférer $3.00 de crédit de son compte à celui du marchand.

M. Poitevin emporte la bonne paire de chaussures et M. Limoges envoie son certificat de transfert au bureau local. M. Poitevin n'aura plus que $7.00 à son crédit pour le dernier dividende ; le marchand aura $13.00. M. Limoges pourra, à son tour, transférer du crédit en échange de ce qu'il désire d'un producteur, d'un cultivateur ou d'un autre marchand qui l'accepte.

Ce crédit ainsi libéré augmente les échanges. On le laisse en circulation. Si on le retirait, les échanges diminueraient.

Un marchand qui achète beaucoup des autres membres de l'organisation créditiste pourra accepter une plus grande proportion de paiement en crédit comptable ; il attirera ainsi la clientèle créditiste de préférence à un autre marchand qui s'approvisionne davantage en dehors. C'est ainsi que l'échange supplémentaire interne, rendu possible par l'émission créditiste, activera naturellement la production, la distribution et la consommation au sein de l'association et suscitera des développements qui permettront d'autres émissions."

C'est le fruit de la coopération.

Effets

Une coopérative créditiste, une coopérative d'argent. Voilà qui n'ôte rien à personne. Le cultivateur garde sa ferme. Le marchand son magasin. Le propriétaire garde sa maison. Les uns et les autres consolident même leur propriété puisqu'ils écoulent leurs produits et leurs services. Et tous les associés en profitent, parce que c'est une coopérative basée sur le crédit de l'association, sur du crédit social.

Remarquer aussi l'effet produit sur la famille. Cette dispensation de crédit est une véritable allocation familiale.

Pour peu qu'on s'arrête à y réfléchir, on peut prévoir une reprise rapide des moyens de production aujourd'hui passés entre les mains des trusts, surtout et d'abord pour les articles de consommation courante. Ce sera le renversement de la technique des trustards (directeurs de banque). Par le contrôle du crédit, ils se sont emparés des véritables richesses du pays. Par l'utilisation d'un crédit émis par lui-même, le peuple associé reprendra les richesses qui n'auraient jamais dû lui être enlevées.

On peut prévoir aussi que la prospérité ainsi créée parmi les membres de l'association créditiste attirera les autres. Et ces autres, après un stage préliminaire d'étude pour comprendre ce qu'ils refusaient de considérer auparavant, viendront grossir les rangs de l'association. Ce qui formait, pour ainsi dire, un petit État ordonné dans le grand État en désordre, deviendra peu à peu l'État lui-même. Et ce sera un État maître de son crédit, organisé en corporations répondant aux fins de l'économie. On aura un peuple qui explore ses propres affaires et prend lui-même en main ses destinées.

Conception hardie si l'on veut. Mais réalisation fort possible, si l'on constate la somme de bonnes volontés et de dévouements mobilisables dans la province de Québec.

Bien des questions surgissent naturellement ici, et nous prions le lecteur de ne point se gêner pour nous poser les siennes. Dans le prochain numéro, nous aurons toute une page de questions et de réponses sur la grande coopérative d'argent en préparation dans le Canada français.


"Le grand mal réside non dans la défaite, mais dans la lâcheté qui refuse le combat."

« C'est par l'accomplissement continu du devoir social que se justifie l'exercice continu du droit individuel. On n'est seigneur que pour servir ceux qui ne le sont pas ; la protection du faible est la condition de la puissance et la rançon de la grandeur ; la propriété est moins une richesse qu'une fonction." -— R. Père RUTTEN, o. p.

"On s'est épris d'un beau zèle pour l'abolition de l'esclavage... ; mais personne n'ose proposer de mettre un appareil sur la plaie la plus douloureuse et la plus dégoûtante de l'humanité. On entend bien les gémissements qu'elle fait pousser aux malheureux ; mais on se tait, parce que l'on craint la puissance de ceux qui les pressurent pour en faire sortir de l'or." — Mgr RENDU, cité par le Père RUTTEN.

Louis Even

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