L’économique – Le dividende, source de scrupules

le vendredi, 01 novembre 1940. Dans L'économique

Beaucoup de gens nous disent: Vous autres, les créditistes, si ce n’était votre fameux dividende, votre doctrine serait parfaite.

Comme s’il fallait ôter à notre doctrine son caractère social pour qu’ils la jugent acceptable!

Eh! qu’ont-ils à dire contre le dividende? Que c’est de l’argent donné pour rien; que ça va causer de l’inflation; que cela va faire des paresseux; que c’est faire de l’égalitarisme ; que c’est traiter le riche comme le pauvre; que c’est récompenser les cancres, les indésirables et les criminels.

Le dividende, argent donné pour rien

Que dit la philosophie? Jacques Maritain, philosophe catholique très respectable et homme sérieux (puisqu’il faut tenir compte de l’opinion des hommes sérieux), condamne sans réticence la loi du “rien pour rien”, prétendant que c’est là une loi barbare. Il s’accommoderait plutôt d’un régime où les humains pourraient se procurer le plus de choses possible pour rien. C’est-à-dire en échange d’aucun travail. Il est beaucoup plus conciliant que nos hommes sérieux qui ne souffrent pas l’idée du plus petit dividende gratuit. Il est beaucoup plus généreux que les créditistes qui, eux, mettent des nuances à la distribution du dividende.

Le dividende est-il donné contre rien? Voilà une question qu’on ne s’est guère posée depuis qu’on discute crédit-social.

Le dividende au capital argent

Nous sommes quatre en société : Pierre, Paul, Jean et Adolphe. Nous avons mis en commun un capital égal, soit chacun 10,000 dollars. Pierre est président, Paul vice-président, Jean, secrétaire, et Adolphe commis au comptoir.

Nous travaillons toute l’année, chacun à son poste respectif. Nos responsabilités ne sont pas les mêmes. Notre travail diffère par la qualité. Nous avons des mérites différents vis-à-vis la société. Pierre est un homme de valeur tant au point de vue moral qu’intellectuel et social. Des circonstances de naissance, des aptitudes spéciales et beaucoup de travail personnel en ont fait une personnalité de valeur respectée dans tous les milieux. Notre société l’a nommé président avec un salaire plus élevé que les autres membres. En plus de lui donner un plus haut salaire, nous avons pour lui des égards auxquels il a droit. À part ça, justement à cause de sa valeur, la grande société, la nation ou la province, lui fait confiance, recherche ses conseils, lui accorde des honneurs, souvent payés.

Enfin, Pierre reçoit de la petite et de la grande société la récompense due à ses mérites personnels. Pierre en jouit matériellement, moralement et intellectuellement. C’est juste et raisonnable. Pierre est plus utile à notre société privée et à la société publique. Il en est payé en conséquence. Un gros salaire, des égards et des honneurs.

Pour être court, disons que Paul, Jean et Adolphe sont payés de même respectivement selon leur mérite.

À la fin de l’année, le secrétaire, Jean, présente le rapport financier de la société. L’année a été bonne, on a des surplus. Surplus dans les petites sociétés, cela s’appelle dividendes.

Tous les membres du bureau sont réunis. Que va-t-on faire en face des dividendes? Va-t-on s’engager dans une discussion subtile pour savoir de quelle façon on va distribuer les dividendes? Va-t-on peser dans une balance à précision des plus scrupuleuses les mérites et la valeur morale et intellectuelle des membres de la société avant de répartir les dividendes?

Mais pourquoi recommencer en neuf ce qui a déjà été considéré dans la répartition des salaires? Il n’y a pas de raison. Et de fait, personne n’en parle. Personne ne songe à reprocher à Adolphe d’avoir, au cours de l’année, assommé un musicien inoffensif pendant un party au château.

Adolphe boit comme un salaud et a même fait de la prison au cours de l’année. La société ne lui paie pas un gros salaire, parce que, en plus d’être un cancre, il est aussi voyou honorable. On lui reproche souvent sa conduite parce qu’il fait tort à la société. Mais songe-t-on à le chicaner sur son droit aux dividendes de la compagnie? Point du tout. Adolphe a déposé sa part commune, soit 10,000 dollars. Les 10,000 dollars d’Adolphe se sont conduits, au cours de l’année, tout aussi bien que ceux de Pierre, de Paul et de Jean. Le dividende est le salaire dû à l’apport commun, dans l’occurrence, au capital argent.

Conclusion: Les salaires, les égards et les honneurs sont là pour reconnaître les différences de mérite des individus. C’est la justice distributive.

Quant aux dividendes répartis également, c’est le salaire du capital engagé en commun, à parts égales par chaque actionnaire. Qu’il se lève, celui qui prétend voir du communisme, de l’égalitarisme, de l’amoralité dans cela.

Le dividende donné au capital argent est-il donné pour rien ? D’où vient surtout le rendement du capital argent placé dans la compagnie? De l’association. Seuls les 10,000 dollars de Pierre n’auraient pas rapporté de si beaux dividendes. Pas plus ceux de Paul, de Jean ou d’Adolphe, pris isolément.

Pierre a-t-il gagné davantage ses dividendes que Paul, Jean ou Adolphe? Pas plus l’un que l’autre. Donc, égalité devant les dividendes, salaire dû à la force nouvelle créée par le fait de l’association. Force qui est le lot commun de chacun des membres.

Le dividende au capital humain

La société humaine est en grand ce qu’est notre petite société commerciale. Nous y apportons chacun notre apport commun, l’EXISTENCE.

À part ça, nous y apportons chacun notre apport individuel, personnel: notre valeur morale, intellectuelle, fruit des circonstances de naissance et des efforts personnels.

La valeur morale, intellectuelle et le travail personnel sont susceptibles d’être récompensés en proportion du mérite, soit par le salaire, les égards et les honneurs (c’est loin d’être reconnu dans notre société actuelle). C’est la justice distributive.

Mais nous avons dit que nous vivons en société. Cette société est une association d’individus, ou, si vous préférez de familles, où le travail est réparti selon les compétences et les mérites personnels. Chacun des associés est supposé, par le salaire, etc., recevoir la récompense due à son apport personnel.

La grande association humaine crée, elle aussi, une force nouvelle qui est le lot commun de chacun des membres. Le fait de cette association, qui multiplie au centuple les forces individuelles, est cause de surplus pour la société. Surplus dans la grande association veut dire dividendes.

Il y a des surplus dans la grande compagnie canadienne, le Canada. La surproduction, épouvantail des imbéciles, n’est-elle pas un surplus?

Va-t-on se réunir pour de longues discussions afin de décider dans quels ruisseaux on devra jeter le surplus de produits? C’est ce qu’on fait, aujourd’hui, chez nos gouvernants.

Va-t-on discuter pour savoir à qui iront ces surplus? Va-t-on peser dans une balance très scrupuleuse les mérites de ceux qui ont droit à ce surplus? Mais la chose a déjà été considérée par les salaires, etc., au cours de la production.

Va-t-on discuter la valeur morale et les circonstances de naissance de chacun des membres de la grande association? Mais on en a déjà tenu compte dans la justice distributive, par les rémunérations diverses aux producteurs.

Le seul fait de notre existence nous donne un droit indiscutable à la vie. Parce qu’en entrant dans la vie, nous entrons automatiquement dans la grande association. Du fait de notre existence, nous contribuons donc à former l’association.

Les hommes naissent à peu près tous égaux. Les uns, plus petits; les autres, plus gros. Mais, cela ne confère pas grand mérite personnel. De plus, le fait de naître ne demande guère plus d’effort personnel aux uns qu’aux autres.

Qu’il naisse dans un château, dans une chaumière ou une bicoque, le petit arrive dans la vie et entre dans l’association, avec le même mérite. C’est là l’apport commun que chacun fournit à l’association.

Mais c’est cet apport commun qui crée l’association. C’est de cette association que naît la force nouvelle qui permet les surplus de la grande société. Les dividendes sont le salaire dû au mérite de l’association. Les dividendes sont dûs également à tous et chacun des membres, parce que l’apport commun est le même (l’existence dans une société).

Le droit acquis par le fait de la naissance et de l’association vis-à-vis la société est le même pour le riche, le pauvre, le cancre et l’indésirable. Et c’est tellement vrai depuis toujours qu’on ne connaît pas de société humaine civilisée qui se nie le devoir d’assurer au moins l’existence à tous et chacun de ses membres.

On admet tout cela, mais quand il s’agit d’appliquer cette vérité dans la pratique, on est envahi d’un tas de scrupules. Nous comprenons que chez plusieurs, c’est leur esprit naturellement chevaleresque qui leur fait voir avec horreur la notion d’un dividende gratuit. Mais, que ceux-là songent donc aux milliers de malheureux qui n’ont pas les moyens d’être aussi chevaleresques.

Qu’ils songent donc qu’il y aurait beaucoup moins d’humiliation pour le malheureux, envers qui la nature et les circonstances de naissance furent plus ingrates, à recevoir un dividende à titre de citoyen qu’à recevoir l’aumône qui leur rappelle sans cesse leur infériorité.

Quand le capital argent s’associe pour produire plus et mieux, on reconnaît le mérite de celui-là. Quand c’est le capital humain qui fait l’association, on prétend qu’il est immoral de lui reconnaître un mérite quelconque.

Au capital argent on applique le mérite de l’association. Au capital humain, on applique la loi brutale et barbare du RIEN POUR RIEN. Et quand on a dit ça, on se croit des hommes sérieux.

Eugène FORTIN, médecin

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