Comment le gouvernement provincial qui déciderait de se servir du crédit de la province sans passer par les banques pourrait-il émettre ses bons de crédit ? De plusieurs manières. Mentionnons-en trois.
La première manière consiste à payer au moins une partie des travaux publics en bons de crédit. Dans l'Alberta, sur ses travaux de voirie, le gouvernement paie un tiers en monnaie légale et deux tiers en bons de crédit. La proportion peut évidemment varier, dans la mesure où le public fait usage des bons de crédit, au lieu de la monnaie ordinaire qui alors fait office de réserve dans les succursales du Trésor.
La deuxième manière se trouve dans le paiement de ristournes, ou mieux de primes sur achats (véritables dividendes aux acheteurs), et dans le paiement d'intérêt sur les dépôts faits dans les maisons du Trésor. Comme nous suggérions dans la première partie de cet article, les Caisses Populaires peuvent très bien, dans la Province de Québec, moyennant des dispositions, adaptées à cette fin, accomplir la fonction de maisons du Trésor. Primes et intérêts seraient émis par le comptable de chaque caisse, suivant les pourcentages établis et d'après le chiffre des achats et des dépôts, respectivement.
L'Alberta pratique actuellement ce mode d'émission. Les dépôts dans les maisons de crédit rapportent un intérêt plus élevé que les dépôts dans les banques à charte. De plus, la monnaie de crédit provincial affectée aux achats de toutes sortes dans la province d'Alberta comporte une prime de 3 pour cent sur les achats au détail, à condition qu'un tiers de ces achats porte sur des produits de l'Alberta.
Dans la province de Québec, de production beaucoup plus diversifiée, la prime pourrait aller jusqu'à 10 pour cent et la proportion requise en produits de la province être fixée aux deux tiers, ce qui encouragerait la production domestique et l'achat chez nous.
La prime étant liée à l'usage de l'argent de crédit provincial a l'avantage de laisser la monnaie ordinaire dans les caisses du Trésor, où elle grossit la réserve pour permettre encore plus d'expansion de crédit à mesure des développements de la production.
Mais le mode d'émission le plus rationnel, le plus utile et, je dirais, le plus nécessaire, dans notre province, serait le paiement d'allocations familiales, en raison du nombre de personnes dans la famille. Les familles canadiennes-françaises ont particulièrement accompli leur devoir pour augmenter le plus précieux capital de la société, le capital humain. Il convient sûrement que la société reconnaisse les fournisseurs de ce capital.
Il n'est pas juste de laisser aux seuls pères de famille le fardeau, que les conditions économiques modernes rendent de plus en plus onéreux, de renouveler, entretenir et former le capital humain. Pas juste non plus de faire travailler constamment les mères de famille sans les rémunérer — et Dieu sait si nos mères de familles canadiennes-françaises travaillent !
À tous les chefs de famille qui seront membres des caisses coopératives ou caisses populaires. Il est à propos que ceux qui veulent bénéficier d'un système coopératif contribuent à le bâtir. D'ailleurs, si quelqu'un n'a pas de compte à la caisse, il peut très bien demander de lui en ouvrir un en affectant tout ou partie de ses premières allocations à l'achat d'au moins une part du capital social de la caisse.
Puisque toute personne se rattache à une famille, comme chef ou comme dépendant, c'est en somme l'idée du dividende national créditiste, exprimée sous forme d'allocation familiale, avec cette particularité que le mode de distribution consacre le lien familial et favorise le développement des caisses de coopération. Nous ne prétendons pas qu'il n'y ait pas d'autre manière de distribuer le dividende national ; nous en proposons une.
Ces bons de crédit peuvent être limités en quantité. Il faut toujours bien qu'ils tiennent compte de la production possible pour les honorer. D'ailleurs, surtout en vue d'assurer leur permanence, le gouvernement provincial peut très bien adopter quelque mode de rappel, dans la proportion qu'il juge opportune, sous forme d'une taxe de vente.
Si les proportions d'émission et de rappel sont bien conditionnées, l'argent en circulation non seulement ne diminue pas, mais augmente à mesure qu'augmente la capacité de production.
Le cycle de cette monnaie de crédit ressemblerait étroitement au cycle naturel de la pluie : rosée gratuite et bienfaisante qui féconde le travail de la nature et des hommes, et qui, au cours de tout son trajet, retourne imperceptiblement dans l'atmosphère les éléments d'une nouvelle rosée.
L'expérience de la province d'Alberta nous indique qu'il faut être prudent et bien choisir la formule qui devra servir pour l'échange des marchandises et services, afin d'éviter les désaveux et les contestations légales.
Il y a plusieurs modes possibles, dont l'un serait un contrat relatif à la tenue des comptes : chaque bon serait un ordre de transfert de crédit indiquant le numéro du compte du signataire. Le bénéficiaire n'aurait ensuite qu'à indiquer aussi le numéro de son compte lors de l'endossement pour inscription dans les livres.
Une simple facture peut aussi servir à transférer le crédit, par exemple :
Vente par Albert D'Anjou, marchand, à Edmond Lebel :
200 lbs Farine à $2.75.................... $ 5.50
100 lbs Sucre à $6.00.................... $ 6.00
Total........ $11.50
J'ai reçu les marchandises ci-haut énumérées et je dois la somme totale ci-dessus indiquée.
Signé : Edmond Lebel.
Albert D'Anjou peut ensuite présenter cette facture signée à la caisse et le comptable fera les entrées en conséquence : le crédit d'Edmond Lebel diminuera de $11.50, et celui d'Albert D'Anjou augmentera de la même somme moins la taxe.
Rappelons-nous que l'élément essentiel de la monnaie fiduciaire, à part la confiance, est la création d'un passif ou d'une dette pour le signataire, et par suite la création d'un actif, ou d'une créance pour le porteur ou le bénéficiaire. Cette créance étant liquide de sa nature, est facilement transférable, et c'est ainsi que se concrétise la circulation dite fiduciaire ou de crédit.
Le billet de banque qui nous est si familier procède exactement suivant ce mode. Même la formule I.O.U. ordinaire peut servir, à condition qu'il y ait un bureau pour faire le transfert de crédit. Comme pour les chèques ordinaires, le bon pourrait être acepté d'avance à la caisse. Dans ce cas, c'est le crédit de la province qui est en cause, crédit qui est bien supérieur à celui de n'importe quelle banque commerciale.
Pour compléter l'organisme, il faut une caisse centrale ou chambre de compensation. Son rôle consistera à balancer les comptes des caisses, comme pour les compensations entre les banques ; elle aura aussi à équilibrer les transactions et les paiements avec l'extérieur de la province ; elle devra réglementer les entrées et les sorties de monnaie légale et maintenir l'expansion du crédit en proportion des dépôts de monnaie sur une base prudente ; enfin elle devra appliquer les règlements essentiels et voir à l'inspection des caisses.
En substance, le crédit financier d'une province doit répondre à son crédit réel, à sa capacité de produire et de livrer les biens. Et il est certainement possible, par une comptabilité appropriée, de placer ce crédit à la disposition de la population sans le changer en dette envers des particuliers.
ANCIEN DE LAVAL, M.D.