La dette publique, c'est la dette de la société. S'il existe une dette publique, c'est la société qui doit.
Imaginez une minute qu'il n'y ait qu'une société civile dans tout l'univers, et que cette société, comme c'est le cas actuel partout, soit endettée. À qui cette société universelle devrait-elle ? De qui serait-elle débitrice ? Qui serait créancier du monde entier ?
Et pourtant, tous les pays modernes ont une dette publique. Le Canada ne fait pas exception.
Un esprit versé dans la philosophie bancaire, M. Graham Towers, président de la Banque du Canada, disait un jour, en plein parlement, qu'il est bon d'avoir une dette publique, que c'est mieux d'en avoir que de ne pas en avoir. Notre supériorité sur les peuplades sauvages de l'Afrique Centrale, ajoutait-il, vient de ce que nous avons une dette publique, alors qu'elles n'en ont pas.
Nous, pauvres profanes, sommes sans doute trop bouchés pour comprendre cela.
Nous croyions que si les peuples civilisés sont plus avancés en confort matériel que les peuplades sauvages, c'était parce que les peuples civilisés cultivent la terre, extraient, transforment, transportent, etc., plus que les tribus ignorantes. Mais, paraît-il, nous ne ferions rien de tout cela si nous n'avions une dette publique ; et plus elle est grosse, plus nous sommes civilisés.
C'est bien dans l'ordre du banquier qui prend le monde civilisé pour un champ d'exploitation, qui veut que l'argent ne naisse qu'en endettant la nation. Les pays à défricher, à faire de toutes pièces, c'est bon pour le colon et le missionnaire. Mais dès que ça rend, vient le banquier et monte la dette !
La dette publique engage la nation, chacun des membres qui la composent. Tout le monde doit.
Mais à qui doit-on ? D'après les défenseurs du système, la nation doit à la nation, et c'est pourquoi, s'ils condamnent les dettes privées, où un individu doit à un autre, ils admettent de bon ton une dette publique où la nation se doit à elle-même. Signe de richesse !
Quel que soit le montant de la dette publique, cela, d'après eux, ne signifie rien. Si l'intérêt grossit avec la dette, c'est de l'argent qui revient à ceux qui le versent. La nation se paie à elle-même, au moins pour la dette intérieure. Voilà ce que prétendent des finauds en quête d'arguments pour protéger le système d'endettement que nous connaissons.
Nous, trop réalistes, refusons d'avaler cela tout rond. Voyons les faits.
Qui paie ? Tout le monde. Les uns par des impôts directs, tout le monde par des impôts indirects, par l'intermédiaire des prix. Tout le monde paie. Onze millions de Canadiens paient.
Qui est payé ? Qui possède les débentures ? Y a-t-il onze millions d'obligataires du gouvernement au Canada ?
Dire que la nation se paie à elle-même, c'est prendre tout le monde pour la nation quand il s'agit de payer ; et un petit nombre pour la nation quand il s'agit de recevoir.
L'intérêt sur la seule dette publique fédérale a été, cette année, de $129,500,000. Ce qui veut dire que si la nation se paie à elle-même, elle a payé $129,500,000 aux Canadiens, soit environ $12.00 à chacun, $72.00 par famille de six. Avez-vous reçu votre part ? Ceux qui ne reçoivent pas leur $12.00 par an ne sont donc pas de la nation ?
Le fait est que ce dividende annuel de $129,500,000 est versé à un nombre limité, et ce seraient eux les constituants de la véritable nation. Les autres ne seraient que des esclaves tolérés au service de l'aristocratie de l'argent. C'est assez conforme à ce qu'on nous fait sentir.
La dette publique, ou la somme des dettes publiques, du Canada est aujourd'hui de près de huit milliards. Si nous décidions de la payer immédiatement, tout l'argent des Canadiens, l'argent de leurs poches, de leurs bas de laines, de leurs cassettes, de leurs comptes de banque, tout y passerait, et ils devraient encore plus de cinq milliards.
Comment se fait-il que nous devions plus d'argent qu'il en existe ? C'est le jeu de la comptabilité.
Les créditistes qui connaissent la nature de l'argent, la naissance de l'argent de chiffres, la mort de l'argent de chiffres, savent que l'argent doit mourir en plus grande quantité qu'il est né. Le régime des décès doit dépasser celui des naissances.
Comme c'est mathématiquement impossible, on pare à l'impossibilité en se dispensant d'un remboursement impossible, ce qui se traduit par des banqueroutes pour les particuliers, par la dette publique pour les gouvernements.
La dette publique est faite d'argent qui n'existe pas, qui n'a jamais été mis au monde et que le gouvernement s'est tout de même engagé à rembourser. Le banquier fait l'argent et le prête ; mais il fait promettre de rapporter tout cet argent, plus d'autre qu'il ne fait pas. Le banquier seul fait l'argent moderne. Il ne fait que le capital. Mais il demande de lui rapporter, en plus de ce capital, de l'intérêt qu'il ne fait pas et que personne ne fait.
Comme l'argent ne grossit pas tout seul, le grossissement réclamé finit par se loger sous forme de chiffres dans la dette publique.
Et c'est sur cet argent non existant qu'on paie de l'intérêt annuel. Et ce sont ces contrats impossibles qu'on présente comme des actes saints à respecter, même si les humains en crèvent. C'est d'avoir déprécié des contrats aussi bêtes qu'on fait à Aberhart un crime capital.
Certains esprits sagaces, même professeurs à l'école des Hautes Études de Montréal, prétendent que la quantité d'argent n'a pas d'importance. Seule la "vélocité de circulation" compte. Un dollar pour tout le pays serait sans doute assez ; il n'y a qu'à le faire rouler plus vite !
Pour eux, la dette peut très bien se payer, moyennant quelques sacrifices de la part de la plèbe. Prenez le cas du Canada. Payer huit milliards avec trois milliards : rien de plus simple. Vous donnez tout l'argent du pays aux obligataires. Eux le dépensent. Vous recommencez. Trois fois dans l'année, et ça y est ! Il n'y a donc qu'à se priver complètement et vivre comme des anges pendant un an, puis prier les quelques possesseurs de débentures de se gorger de huit mille millions pendant un an à même les produits d'un peuple qui travaille mais ne mange plus !
Au fond, c'est dans la mesure où l'on s'engage dans cette voie qu'on peut diminuer la dette publique, ou simplement modérer son régime d'accroissement. Et c'est pourquoi, en dépit de l'abondance qui nous écrase, on nous prêchera toujours les sacrifices sous le régime de Banco.
Il y a aussi la dette publique due à des porteurs de titres qui ne résident pas au Canada, qui n'y ont peut-être jamais mis le pied. Heureux chasseurs qui tirent le gibier de la forêt sans sortir de leur manoir !
Vous croyiez que ce sont les pionniers et leurs descendants qui ont bâti le Canada ? Pas du tout, ce sont des experts en chiffres de Londres, de Paris, de New-York, de Boston, etc. ! Vous croyiez que nos hommes, nos chevaux, nos machines, nos roches, notre "gravelle" et notre patronage politique construisaient les routes de la province ? Pas du tout : voyez donc à qui on les paie perpétuellement !
Et parce que nous sommes des esclaves au service de teneurs de livres à l'étranger, nous devons verser notre tribut annuel de sueurs et de privations. Et le faire de bon cœur. Nous réjouir de pouvoir exporter plus que nous importons. Nous mettre en quatre pour prier l'étranger de venir manger chez nous et nous laisser l'honneur de le servir avec empressement.
La "balance de commerce favorable", le tourisme pas pour les Canadiens mais pour les Américains, c'est un peu comme nous disions tout à l'heure : vivottons et gorgeons les autres, la respectable dette publique édifiée par la plume de Banco, Banco d'outre-frontière comme Banco de chez nous, nous impose cette salutaire servitude.
Prochain numéro : La dette publique et le Crédit Social.
Louis EVEN