L'économique - De la terre à la table

Louis Even le mercredi, 15 avril 1942. Dans L'économique

Le blé dont on fait le pain, les pommes de terre, les tomates, les carottes, tous les légumes, tous les fruits sont fournis par la terre. C'est aussi la cultu­re du sol qui permet d'élever des animaux et de maintenir les approvisionnements de viande, de lait, de beurre, de fromage. Qu'on ajoute aux pro­duits de la ferme ceux de la pêche et l'on a tout ce qu'il faut pour l'alimentation des hommes. En abondance, si l'on veut, au Canada.

La production se fait sur la ferme, la consomma­tion se fait à la table. Mais, entre la ferme et la table, au moins pour les gens des villes, il y a du chemin. Sur ce chemin, bien des obstacles, bien des cloisons, qui barrent la route et obstruent la vi­sion.

La chose et le signe

Le citadin qui veut du pain, des légumes, de la viande, pense beaucoup moins au cultivateur qu'au marchand. Pourtant, ce n'est point dans le maga­sin que poussent ces choses-là.

Il pense au marchand et il pense à son argent. Il ne vient jamais à l'idée de l'homme des villes que le magasin puisse manquer de farine ou d'au­tres denrées alimentaires ; mais il sait parfaitement que lui-même peut manquer d'argent. Son problè­me, c'est l'argent : il a conscience, plus par expé­rience que par raisonnement, que la nourriture peut venir tant que son argent peut sortir. Aussi pense-t-il en termes d'argent, en termes de signes, plutôt qu'en termes de choses.

Le marchand détaillant a passablement perdu l'habitude de penser au cultivateur dont il vend les produits. Des agents se succèdent à son comptoir, prennent sa commande, et le grossiste lui en livre pour son argent.

Vis-à-vis de l'acheteur, le détaillant ne doute pas le moins du monde de l'appétit suscité par ses stocks, mais il craint que l'acheteur limite sa com­mande par manque d'argent. Le marchand sait qu'il souffre beaucoup plus des maux de poche que des maux d'estomac de ses clients.

Le détaillant, lui aussi, pense donc plus en ter­mes de signes qu'en termes de choses. N'a-t-il pas hâte, d'ailleurs, de se débarrasser des choses qu'il expose et de les remplacer par l'argent qu'il in­vite ?

Cette déviation de la chose vers le signe se ren­contre sur toute la ligne. Le cultivateur lui-même, si accoutumé aux choses réelles, s'aperçoit vite que la nourriture sortie de sa ferme est bien plus facile à placer chez les hommes qui ont de l'argent que chez les hommes qui ont faim. Et comme lui aussi doit se procurer avec de l'argent les choses qu'il ne fait pas, lui aussi inspecte les quatre points cardi­naux pour découvrir quelque petit ruisseau où cou­le l'argent.

Aussi voit-on des cultivateurs laisser leur ferme deux mois, six mois, douze mois par année, non plus pour produire de la nourriture pour l'humani­té, mais pour obtenir le signe que s'arrache l'hu­manité.

Pourtant le premier besoin de tout homme, c'est de manger, et c'est de la ferme que vient la nour­riture.

"Ça ne se vend pas"

Il y a quelques semaines, un épicier, qui est en même temps un propagandiste du Crédit Social, rencontrait une douzaine de cultivateurs dans une assemblée d'organisation. Comme on y parlait de crédit réel et de crédit financier ; comme on y disait que, entre créditistes, moyennant organisation, le signe ne fera jamais défaut lorsque la chose sera là, il demanda aux agriculteurs s'ils avaient des pom­mes de terre à lui vendre.

Réponse : Non.

— Des légumes en cave ou en conserves ? Non.

— Mais, dit-il, que faites-vous avec vos terres ?

— On cultive pour la famille, puis on travaille sur la voirie.

— Vos terres ne peuvent-elles fournir plus que pour votre famille seulement ?

— Oui, mais ça ne se vend pas.

Ce même épicier avait l'habitude de prendre ses pommes de terre d'un marchand en gros. À re­marquer que les pommes de terre ne poussent pas plus dans l'entrepôt du marchand en gros que chez le détaillant.

Nous vîmes un soir ce marchand en gros. Il tient magasin à Sherbrooke.

— Où prenez-vous vos légumes, monsieur ?

— À Montréal.

— Mais les légumes ne poussent pas dans les rues de Montréal. Qui vous les fournit à Montréal ?

— J'achète où j'en trouve à meilleur marché pour une qualité acceptable : Juifs, Polonais ou Cana­diens, ça ne me fait pas de différence. Je fais venir d'ailleurs aussi : ainsi, je viens justement d'acheter un wagon de pommes de terre du Nouveau-Bruns­wick.

Un wagon de pommes de terre du Nouveau-Brunswick ! Et le cultivateur voisin dit que les pommes de terre ne se vendent pas !

Sur nos tables

Le fait est que sur nos tables paraissent des cho­ses d'à peu près partout, mais combien peu sorties des fermes de chez nous ! Et celles qui sortent des fermes de chez nous prennent un chemin détourné et nous arrivent aussi dévitaminées que trustifiées.

Que chacun de nous fasse, à titre d'exemple, l'é­tat de naissance ou d'origine des divers produits qui sont sur sa table ce midi, ce soir. Combien de ces choses, venues de loin, de très loin, sont réelle­ment meilleures que des produits analogues faci­les à demander à nos cultivateurs ?

Mais "ça ne se vend pas", et nos cultivateurs cessent simplement d'en faire.

Ils ont appris que nos ménagères, trop dépour­vues d'argent, sont happées par les bas prix appa­rents et par la publicité dont elles font les frais sans le savoir.

Nos cultivateurs ont aussi appris que, pour ré­ussir tant soit peu avec leurs fermes hypothéquées, il faut cesser de s'occuper des estomacs canadiens et travailler pour le marché extérieur. Les gouver­nements se chargent de le leur dire : On les vire de la production du beurre à la production de froma­ge, de la production de pommes de terre à la pro­duction de bacon. Et toujours du classé No 1, qua­lité A, pour l'étranger ; les restes pour leurs enfants et les voisins qui ne sont pas absolument sans le sou.

Une route à nettoyer

Dans la page ci-contre (page 4), sous le titre "Une corporation", Mlle Gilberte Côté fait la syn­thèse d'une corporation de la chaussure. Il serait intéressant de faire aussi la synthèse d'une corpo­ration de l'alimentation. Comme la moitié des sa­laires, ou à peu près, va à l'alimentation, les mo­nopoles, les suceurs d'argent ont trouvé moyen d'occuper des places de commande entre l'homme qui cultive et l'homme qui mange, entre la terre et la table. Même entre le fermier de l'ouest qui mois­sonne le blé et le fermier de l'est qui sert de la moulée à ses animaux, que de griffes et que de pompes !

Les créditistes ont bien l'intention de nettoyer la route. Ils sont bien déterminés à ouvrir la voie de la table à la terre. Car c'est du consommateur que le Crédit Social part toujours.

Nous avons eu l'occasion de le dire récemment dans plusieurs assemblées publiques : Entre le con­sommateur dans la maison et le producteur sur la ferme, il y a les marchands, nos marchands détail­lants et d'autres derrière eux. Et nous, consomma­teurs créditistes organisés, nous n'avons point l'in­tention de démolir le service établi. Nous sommes très heureux de profiter de l'expertise des mar­chands, mais ils vont nous aider à remonter la voie jusqu'à la source. Ils vont collaborer avec nous ou nous ferons le chemin à côté d'eux et sans eux.

Plusieurs marchands nous comprennent très bien. Souffrant eux-mêmes de la dictature des ban­ques et des monopoles, ils ne demandent pas mieux que de s'aligner avec nous pour une libération com­mune.

Aux cultivateurs

Et aux cultivateurs créditistes, notre message est très clair. Il vient à temps puisque nous arri­vons à l'époque des semences.

Cultivateurs créditistes, vous pouvez cette an­née penser cent pour cent aux besoins des Cana­diens en projetant la production de l'année. Vos produits trouveront preneurs. Nos créditistes or­ganisés des villes et des villages sont un marché tout préparé, et la jonction entre eux et vous se fera. Elle se fera cette année.

Les créditistes ont appris ce que c'est que le si­gne, et ils sont bien décidés à mettre les signes en rapport avec les choses. Nos marchands — les cré­ditistes au moins — vont s'approvisionner des pro­duits de nos cultivateurs — des cultivateurs cré­ditistes au moins — pour fournir la table des con­sommateurs — des créditistes au moins. Et les cré­ditistes sont une multitude grossissante, grossis­sante et organisée.

Nous n'entrons pas dans plus de détails ici, mais les cultivateurs qui lisent VERS DEMAIN peu­vent pousser leur production alimentaire, l'écoule­ment en est assuré. Ils ne diront plus : Ça ne se vend pas. Nous entrons dans l'ère de l'économie orientée en vue des besoins des consommateurs —et des consommateurs de chez nous.

Louis EVEN


Injection de pouvoir d'achat

On se rappelle qu'en 1939, les États-Unis appli­quèrent à la distribution des excédents de denrées alimentaires le plan conçu par Milo Perkins, du Ministère de l'Agriculture de Washington. Le plan utilisait plusieurs aspects du Crédit Social Douglas, sauf pour la source de financement.

On distribuait à des Américains peu fortunés des timbres de nourriture, leur permettant d'ob­tenir un peu plus d'aliments à des prix réduits, au lieu d'exporter ces marchandises à des prix avilis ou de les laisser se corrompre et décourager la production.

Résultats :

Au cours d'un seul mois (septembre 1941), 3,600,000 personnes des États-Unis obtenaient et consommaient pour $9,637,000 de nourriture en plus de ce qu'elles auraient pu se procurer autre­ment.

Dès 1940, la consommation de viande augmen­tait de 4 livres par tête sur la consommation de 1939.

Cette même année 1940, la première bénéficiant de ces subsides au consommateur, la consommation de porc augmentait de 4.4 livres par person­ne, atteignant le niveau le plus élevé depuis 1929. Et ainsi de plusieurs autres articles alimentaires.

Pourtant on n'avait pas diminué la production de canons, bien au contraire.

Ce n'est pas non plus l'appétit qui avait fait défaut aux Américains pendant dix années.

Qu'est-ce qui avait fait défaut ? Un enfant vous le dira.


Allocations... pour animaux

On lisait récemment dans L'Action Catholique :

"M. Adrien Morin, sous-ministre adjoint de l'Agriculture, nous fait porteurs d'une excellente nouvelle pour les propriétaires d'étalons."

Suit la nouvelle. Il s'agit de primes de $5., $3. et $1. pour des juments fécondées par des étalons de la classe A et B.

De quoi réjouir les éleveurs assurément. Et puis­que le gouvernement apprend à compter les bêtes des écuries ou des étables, nous osons espérer qu'il saura bientôt compter les enfants dans les maisons. Des allocations pour animaux, il daignera peut-être passer aux allocations familiales.

Louis Even

Poster un commentaire

Vous êtes indentifier en tant qu'invité.