L'économique - Crédit réel et crédit financier

le mercredi, 01 avril 1942. Dans L'économique

L'idée de crédit est synonyme de l'idée de con­fiance. On ne fait crédit à quelqu'un que si on a confiance en lui.

Mais confiance à quoi ? Confiance dans quoi ?

La confiance peut porter sur différentes choses. Je puis avoir confiance qu'il fera beau demain. Je puis avoir confiance que mon ami me sera fidèle, confiance de me garder en bonne santé, confiance de réussir dans un examen.

Dans tout cela, il n'est pas question d'argent. C'est une confiance portant sur d'autres sujets.

Si, par ailleurs, je suis marchand et que je vends à un client qui promet de me payer dans trois mois, ma confiance porte sur la capacité fu­ture de payer de mon client. Cette confiance-là touche à la finance.

Le mot crédit, par sa racine latine credere, comporte l'idée de confiance ; mais il est intéres­sant de distinguer entre le crédit qui porte sur des choses et le crédit qui porte sur l'argent. La litté­rature créditiste fait cette distinction et différen­cie deux espèces de crédit : le crédit réel et le cré­dit financier.

Crédit réel

Lorsque les Français du dix-septième siècle vin­rent s'établir en Amérique,, ils ne se déplaçaient pas sans avoir la confiance qu'ils pourraient vivre dans la vallée du Saint-Laurent. Leur confiance reposait sur la capacité attribuée au nouveau-monde de pouvoir fournir les choses nécessaires à la vie. C'était le crédit réel du nouveau-monde.

Le colon moderne qui va se fixer en Abitibi fait confiance à l'Abitibi. Il croit que la forêt et le sol abitibiens lui permettront de vivre et d'élever une famille. C'est le crédit réel de l'Abitibi.

Un malade s'adresse à un médecin. Pourquoi ? Parce qu'il a confiance dans la science et l'habileté du médecin. C'est le crédit réel du médecin.

Le crédit réel ressort de la capacité de produire des choses ou des services répondant à des besoins.

Le crédit réel suppose : premièrement, une ca­pacité de produire des biens ; deuxièmement, des consommateurs qui veulent ces biens.

C'est la consommation qui donne de la valeur à la production.

Pour qu'il y ait confiance, il faut un sujet qui a confiance et un objet qui donne confiance.

Dès qu'il est question d'une production à offrir à d'autres, ou de biens à demander à d'autres, le crédit, la confiance intervient nécessairement. Et c'est nécessairement une confiance mutuelle, un crédit mutuel. Le producteur s'attend à trouver un consommateur qui va désirer son produit. Le consommateur s'attend à trouver un producteur qui va lui fournir le produit.

Sans l'existence actuelle ou potentielle d'un con­sommateur, la production n'a pas sa raison d'être. Sans l'existence actuelle ou potentielle de pro­duits, le consommateur cherche ailleurs pour pla­cer sa confiance.

Qu'un producteur de houille transporte son charbon au milieu du désert brûlant du Sahara, quand bien même il y mettrait beaucoup d'argent, son produit n'attire aucun preneur. La présence de charbon à cet endroit ne crée aucun crédit réel, il manque le consommateur.

Par contre, qu'une équipe d'aviateurs échoue au pôle nord, leur présence à cet endroit, malgré tous leurs besoins, ne crée aucun crédit réel : il manque le producteur.

C'est pourquoi nous disons qu'un crédit réel est toujours mutuel. Nous pourrions ajouter qu'il est social. Le monde ne marche pas bien entre deux individus seulement. Les échanges sont de plus en plus multiples à mesure de la division du travail et de la spécialisation, qui est un progrès.

L'association, le groupement d'hommes dans une société, augmente considérablement le crédit réel. Non pas en collectivisant la production : la production peut rester privée, individuelle, mais elle est, globalement, immensément plus abondan­te que si chaque producteur n'avait d'autre consommateur que lui-même, ou que si chaque con­sommateur ne pouvait recourir à d'autre produc­tion que la sienne propre.

Le crédit réel est un crédit social.

Remarquons que le crédit réel ne se mesure pas seulement par l'offre actuelle de produits, mais par l'offre potentielle. Ce que comprenaient très bien les fondateurs de la Nouvelle-France.

La mesure du crédit réel d'un pays, c'est l'esti­mation de la capacité de ce pays à fournir des biens au moment et au lieu où ces biens sont re­quis (Douglas).

Le crédit financier

Et le crédit financier, qu'est-ce ?

C'est l'évaluation de la capacité de fournir de l'argent au moment et au lieu fixés.

Le crédit financier exige, lui aussi, au moins deux individus : celui qui a confiance de recevoir l'argent, celui qui inspire confiance de fournir l'argent.

On ne parle plus de producteur et de consom­mateur. On parle de créancier et de débiteur.

Le crédit fait par un marchand à son client est du crédit financier. Il a confiance d'être payé à terme.

Le crédit fait par un prêteur à l'emprunteur est du crédit financier : il a confiance d'être rembour­sé à terme.

Le crédit réel porte directement sur des choses réelles, sur des biens actuels ou possibles. Le cré­dit financier porte directement sur l'argent, sur de l'argent dont on attend la présence au moment voulu.

Le crédit financier porte indirectement sur des biens réels, en ce sens que celui qui s'engage à livrer une somme d'argent à telle époque fixée compte l'obtenir en retour de produits, de servi­ces, de travail. Cependant, il n'y a pas, sous le régime actuel, de rapport assuré et constant entre les biens réels et l'argent, et l'on constate beau­coup plus de désordres, de désappointement, d'a­léas et de sources de soucis dans le crédit finan­cier que dans le crédit réel.

C'est la disjonction, le divorce entre le crédit réel et le crédit financier qui bouleverse la vie économique.

Le crédit réel est stable, le crédit financier est instable.

Une société de producteurs et de consomma­teurs crée un immense crédit réel. Une poignée de banquiers dilate ou comprime à son gré le crédit financier.

Cette poignée de contrôleurs du crédit financier impose sa philosophie et fait placer le crédit fi­nancier au-dessus du crédit réel, le signe au-dessus de la chose.

En 1929, le crédit réel n'a pas diminué d'un centième de degré : notre pays, comme les autres, pouvait encore fournir les biens au volume, au lieu et au temps requis par les consommateurs. Mais le crédit financier comprimé a mis le monde entier en pénitence.

L'absence du signe, du crédit financier, sabote le crédit réel. Le jeune homme qui apporte ses bras, son cerveau et son cœur possède un grand crédit réel : l'absence d'argent, de crédit financier, qui lui ferme au nez la porte de tout emploi, dé­sagrège et finit par ruiner ce crédit réel.

Lorsque la presse contrôlée par la finance dit qu'Aberhart a ruiné le crédit de l'Alberta, elle ment. C'est le contraire qui a lieu. Le crédit réel de l'Alberta est protégé et rehaussé dans la me­sure où les cultivateurs y peuvent garder leurs fermes, les propriétaires leurs maisons, au lieu d'être chassés par la forclusion à cause de l'absen­ce de crédit financier.

Lorsque notre premier-ministre provincial cla­me que son prédécesseur a ruiné le crédit de la province, qu'après trois ans il ne pouvait plus emprunter des banques, M. Godbout parle le langage des banquiers, de ceux qui font passer le signe avant la chose. Si le gouvernement de l'Union Nationale n'a pas brûlé des maisons, inondé des fermes, estropié des hommes, nous ne voyons pas bien en quoi il a pu diminuer le vrai crédit de la province. C'est plutôt en continuant la culture de l'esprit de parti, comme sous le régime précé­dent, que le gouvernement Duplessis empoison­nait le crédit réel de la province.

C'est en sacrifiant les hommes et les choses à l'argent qu'on ruine le crédit réel d'un pays. Et on dévoie terriblement les jugements en donnant la primauté au crédit financier, surtout lorsqu'il est divorcé du crédit réel.

Ceux qui prêchent l'épargne d'argent, au dé­triment de l'épargne de santé et de bien d'au­tres choses beaucoup plus réelles que le signe du banquier, tombent dans le même péché. Mettre le signe en conserve et laisser pourrir la chose est une drôle de façon de pratiquer l'ordre. Mais c'est un sujet trop vaste pour qu'on en dispose en une phrase, et nous y reviendrons.

Pour aujourd'hui, contentons-nous de cette ré­flexion : Si le crédit financier était le reflet exact du crédit réel, comme il devrait l'être, on ne manquerait pas d'argent dans un pays avant d'y manquer de choses. On ne serait inquiet du len­demain que si l'on craignait que le pays ne puisse plus, demain, fournir de nourriture, de vêtement, de chauffage, de logement.

C'est dire qu'au Canada, sous un régime de lo­gique, on pourrait pratiquer la confiance des oi­seaux du ciel et des lys des champs.

On en viendra là lorsque le crédit financier sera social comme le crédit réel. Crédit réel et crédit financier iront alors de pair, ils seront l'un et l'au­tre du Crédit Social.


Confiance... au métal

La Banque d'Angleterre, alors appelée "Le Gouverneur et la Compagnie de la Banque d'An­gleterre", fut fondée en 1694. La nouvelle insti­tution fit circuler ses billets au lieu de l'or.

Treize années plus tard, en 1707, il y eut en Angleterre crainte d'une invasion par le Préten­dant. Une panique, fomentée par les orfèvres que la Banque avait dépouillés de leurs privilèges et encouragée par les Tories alors dans l'opposition, s'empara du public. Il y eut ruée sur la Banque, pour obtenir l'or au lieu de ces "billets de banque sans valeur".

Les Whigs (Libéraux), alors au pouvoir, cal­mèrent les craintes de la foule en lui faisant voir plusieurs coches chargés d'or — ce qui ramena la confiance.

Un demi-siècle plus tard, en 1754, une autre course sur la Banque eut lieu, pour une raison analogue. Cette fois, c'est la Banque elle-même qui prit en main le problème.

Le gouverneur donna ordre aux employés de la Banque de servir des pièces métalliques aux gui­chets sur demande ; mais de procéder lentement, très lentement, payant en petites dénominations de cuivre et d'argent, comptant et recomptant les pièces une à une. La foule faisait queue, s'é­tendant sur un mille, le long de la Côte Ludgate jusqu'à la rue Fleet.

La Banque fit organiser un défilé de voitures chargées de boîtes qui ressemblaient à des boîtes chargées de métal précieux. Les voitures pas­saient l'une après l'autre sous les yeux de la lon­gue file de gens qui attendaient leur tour ; elles franchissaient le portail frontal de la Banque, sor­taient par une allée d'arrière et recommençaient leur trajet.

À la vue de cette suite interminable de voitures chargées d'espèces monétaires, la foule s'en alla rassurée et les billets de papier de la Banque con­tinuèrent.

(V. Montagu Norman, par Hargrave, p. 64.)

Nous voici en 1942. Les banquiers ont-ils ces­sé de mystifier le monde ?

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