L’économique – Charlot s’oppose au Crédit Social

Louis Even le mardi, 15 avril 1941. Dans L'économique

Qui est Charlot ?

Un fils à papa : peau comme satin ; cheveux bien lissés ; air reposé ; de soucis, nulle trace.

Mais Charlot n'est pas content, parce que 150 personnes ont écouté un conférencier exposer le Crédit Social — avec curiosité d'abord, avec une attention médusée ensuite, puis avec un enthousiasme visible. Charlot est choqué, scandalisé.

L'orateur a bien dit : "L'argent ne sera pris dans la poche de personne ; il sortira tout neuf de l'encrier du gouvernement, sans endetter qui que ce soit." Qu'a-t-il donc, Charlot ? Ni son train de vie actuel, ni son héritage futur ne sont menacés.

Pourtant Charlot bougonne. Ce ne sont pas ses intérêts personnels qui le tracassent, mais il a une mission à remplir, c'est le niveau de vertu de la société qu'il championne : "De l'argent pour rien ! De l'argent pas gagné ! On va en faire une belle société avec ça !"

Sans doute que Charlot a gagné lui-même l'argent de son papa, avec lequel argent il est bien reçu chez son coiffeur comme chez son tailleur ! Mais ne soyons pas méchants pour Charlot, supposons-le bien intentionné. Voyons, Charlot, videz votre conscience.

Le Crédit Social va faire des paresseux

Et Charlot vide sa conscience :

— Le Crédit Social va faire des paresseux.

— Parce que ?

— Voyez les chômeurs !

— Oui, je les vois.

— C'est ça le Crédit Social. Chômer, puis être payé quand même !

— Depuis quand le Crédit Social est-il en marche au Canada ?

— On n'en veut pas, et il n'y sera jamais.

— Alors, vous n'avez pas de chômeurs et vous n'en aurez jamais. Ces chômeurs que vous me montrez, chôment-ils ou ne chôment-ils pas ?

— Ils chôment.

— Mais on n'a pas le Crédit Social ! Qu'est-ce donc qui les fait chômer ?

— Ce sont les secours directs qui les font chômer, parce qu'ils sont payés à rien faire.

— Voyons, Monsieur Charlot, chôment-ils parce qu'ils reçoivent des secours, ou reçoivent-ils des secours parce qu'ils chôment ?

— Supprimez les secours, il n'y aura plus de chômage.

— Y avait-il des secours lorsque le chômage a pris ?

— Non, monsieur, et c'était bien mieux.

— Mais pourquoi alors le chômage a-t-il pris ?

Le monde rit dans la salle, et Charlot rougit.

C'est qu'à travers son obstination, il découvre tout d'un coup, dans une espèce de brouillard, que le chômage a pris parce qu'il n'y avait pas d'argent pour payer les ouvriers, parce qu'il n'y avait pas d'argent pour acheter les choses que les ouvriers avaient l'habitude de faire.

Un chômage par manque d'argent, ce n'est pas tout à fait du chômage à cause de trop d'argent.

Et, comme remarque quelqu'un, les secours directs aux chômeurs, ce n'est pas le dividende à tout le monde ; les secours directs arrêtent quand l'homme travaille, ce n'est certainement pas encourager quelqu'un à se mettre à l'ouvrage si le salaire n'est pas alléchant. Mais le dividende n'arrête pas ; et plus il y a de produits, plus le dividende est fort.

Puis voilà Télesphore, locataire du papa de Charlot, qui bondit impudemment :

— Avant 1930, je travaillais, moi. Je travaillais six jours bien pleins par semaine, et souvent le soir. C'est qu'il y en avait de l'argent dans ce temps-là. Et je le payais, le loyer à ton père. Jamais en retard. Mais que ça revienne, mais qu'on m'engage et qu'on me paie, et tu verras si je ne serai pas content de travailler et de payer ce que je dois.

Une espèce de communisme !

Charlot se ravise pendant que Télesphore hausse le ton. Et, s'adressant au conférencier :

— Ce n'est pas l'argent que je blâme, Monsieur ; pas la paie à ceux qui travaillent. C'est l'argent pas gagné. Ce que vous appelez dividende national. Pour moi, c'est une espèce de communisme, ça.

— Qu'est-ce que le communisme, monsieur Charlot ?

— Le communisme... Écoutez, je ne dis pas que c'est tout du communisme, le Crédit Social. Pour la religion, vous êtes corrects. Mais recevoir quelque chose sans l'avoir gagné, ça c'est du communisme.

— Êtes-vous bien sûr ?... Fait-il beau aujourd'hui, monsieur Charlot ?

— Un soleil ravissant.

— Vous aimez ça, le soleil !

— Comme tout le monde, surtout à cette saison-ci.

— Bien, quand nous allons sortir d'ici, nous serons tous des communistes, vous comme nous !

— Pourquoi ?

— Parce que nous allons tous recevoir un beau soleil sans avoir travaillé pour le gagner.

Charlot est obligé de rire avec les autres. Mais il ne rend pas les armes pour cela, il se rappelle sa mission, il faut braver :

— Ce n'est pas pareil. C'est des choses qui se vendent et qui s'achètent que je veux parler. L'argent pas gagné, ça donne droit à du pain pas gagné. C'est contre ça que je suis.

— Une maison, monsieur Charlot, ça se vend et ça s'achète.

— Oui, monsieur.

— Alors, pas de maison sans l'avoir gagnée !

— Non, monsieur.

— Si votre papa mourait aujourd'hui, monsieur Charlot, iî laisserait quatre maisons à trois logements, douze logements en tout, n'est-ce pas ?

— Plus une propriété de campagne, six lots à bâtir en ville et la moitié des intérêts dans une usine de Valleyfield.

— À qui irait tout ça ?

— Sauf les taxes du gouvernement, à moi, puisque maman est morte et que je suis fils unique.

— Mais avez-vous gagné tout cela, monsieur. Qu'avez-vous fait pour le gagner ?

— Je ne l'ai pas gagné personnellement.

— Alors vous seriez un communiste, recevoir quelque chose que vous n'avez pas gagné.

— Pardon, papa l'a gagné pour moi. C'est un héritage. J'y ai droit à titre d'héritage.

— À titre d'héritage, pas à titre de gain. Il y a donc autre chose que le gain qui donne droit à recevoir quelque chose.

— Je crois à la justice de l'héritage, monsieur.

— Parfaitement, et les créditistes y croient encore bien plus que vous, monsieur Charlot. Mais ils ajoutent que, s'il y a des héritages privés, il y a aussi un héritage commun. S'il y a des biens privés, il y a aussi des biens communs.

— C'est là que je vous prends. Biens communs, du communisme !

— Oh, ! Oh ! tout doux. D'abord, dans toute société, il y a un bien commun, et c'est justement pour le protéger qu'existe le gouvernement. Mais on va prendre des exemples concrets. Vous savez ce que c'est que les forêts de la Couronne, monsieur Charlot. À qui appartiennent-elles ?

— Dans la province de Québec, elles appartiennent à la province.

— À qui dans la province ? Pas aux animaux, je pense.

— Non, non, à la province, à toute la population de la province.

— Tiens, voilà un bien commun, qui appartient à tout le monde, pas à une personne ni à un groupe en particulier.

— C'est vrai, mais personne ne peut le prendre librement pour cela.

— Non, c'est un capital commun. Pour qu'il reste commun, il ne faut pas que quelqu'un s'en empare. Mais ce capital commun rapporte bien quelque chose tous les ans, monsieur Charlot ?

— J'admets.

— Et les chutes d'eau de la province, est-ce une richesse, ça ? Est-ce un capital, et est-ce un capital commun ou privé ?

— C'est un capital commun.

— Tiens, encore du commun. On n'est pourtant pas des communistes pour cela. Mais ça rapporte bien quelque chose, les chutes d'eau ?

— Je le crois.

— Et tant qu'à être sur la bonne route, monsieur Charlot, on va en voir d'autres. Si tout le monde vivait isolément, sans rapport les uns avec les autres, chacun faisant tout pour soi, serait-on bien civilisé ? Serait-on bien riche ? Serait-on bien savant ? Aurait-on bien des inventions, bien des machines ? Même si quelqu'un découvrait une belle patente, comme il serait seul, elle mourrait avec lui. Si tout le monde devait tout faire depuis le commencement, aurait-on plus que des peaux de bêtes sur le dos et du gibier ou des légumes grossiers sous la dent ?

— Je ne pense pas, répond Charlot. Mais où voulez-vous en venir ?

— Il n'en est pas ainsi. On vit ensemble. On s'éclaire les uns les autres. On transmet d'une génération à l'autre les découvertes acquises. On fait mille fois plus et mille fois mieux.

— Sans doute. C'est l'organisation sociale, le progrès, la science.

— Ça y est, monsieur Charlot. À qui que ça appartient, l'organisation sociale qui fait faire mille fois plus et mille fois mieux ? Est-ce un bien privé ou un capital commun ?

— Un capital commun, monsieur.

— Et la science accumulée et transmise d'une génération à l'autre, est-ce un héritage privé ou un héritage commun ?

— Un héritage commun, monsieur.

— À la bonne heure. Et nous, comme vous, nous croyons qu'un héritage appartient aux héritiers. Et nous comme vous, qui ne sommes pas des communistes, mais des capitalistes, de vrais bons capitalistes, nous croyons qu'un capital qui produit doit rapporter des dividendes à ses propriétaires. Ne croyez-vous pas cela ?

— Assurément.

— Bon, il y a du capital commun, forêts, chutes d'eau, organisation sociale, science, qui rapportent beaucoup, bien plus peut-être que le capital privé, que le travail individuel. Où sont les dividendes ? Nous sommes tous propriétaires de ce capital commun, c'est pourquoi nous réclamons un dividende pour tous, dans la mesure où le capital commun rapporte. De même pour l'héritage : héritage commun, ça veut dire tous des héritiers... Comment expliquer alors qu'il y ait des gens dans la province de Québec qui n'aient rien, absolument rien ? Est-ce juste, monsieur Charlot ?

— Il y a peut-être du vrai dans ce que vous dites.

— Beaucoup même ; tout ce que nous disons est vrai, vous venez de dire oui à tout.

— Mais comment pouvez-vous savoir ce qui revient de dividende à tous sur le capital commun, puisque le capital commun, le capital privé et le travail personnel sont tous joints ensemble dans la production ?

— Question magnifique, monsieur Charlot ! Là vous montrez votre belle intelligence, et c'est un plaisir de vous répondre :

Capital commun, capital privé et travail personnel entrent en conjugaison pour produire. Le travail personnel est récompensé en allant, par les salaires. Le capital privé est récompensé de temps en temps, par les dividendes aux bailleurs de fonds. Les deux ensemble se récompensent en achetant la production avec leurs revenus. Mais ces deux sources de revenus ajoutées ensemble ne peuvent acheter toute la production. Ce qui reste, c'est justement la part du capital commun, donc ce qui doit être donné en dividendes à tous.

Exemple : Production, 100. Travail (salaires), 30. Capital privé (dividendes aux capitalistes), 45. Travail et capital privé ensemble, 75. Il reste 25 pour le dividende national sur le capital commun.

Jusqu'ici, on a ignoré le capital commun et le dividende social. C'est pourquoi la production reste invendue, c'est pourquoi il y a chômage en face de besoins, c'est pourquoi il y a privations en face de produits. Sans compter que le capital privé, passablement mouillé, a absorbé une partie des dividendes qui auraient dû aller à tout le monde ; et comme chaque capitaliste n'a tout de même qu'un estomac, il ne peut employer tout ce qu'il s'accorde. Avec un dégonflement, les chiffres arbitraires ci-dessus deviendraient peut-être : 30, 20 et 50 respectivement.

Charlot est en extase.

Louis Even

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