Un cultivateur récolte 500 sacs de pommes de terre. Il en met cinquante de côté, en vue de l'ensemencement du printemps prochain. Les 450 autres sont livrés à la consommation : quelques sacs pour l'alimentation de la famille, la plus grande partie offerte sur le marché.
Les 50 sacs réservés pour la semence constituent un capital : un capital mis en lieu convenable pendant l'hiver, confié à une terre préparée au printemps, surveillé pendant son développement et qui rapportera à l'automne.
Ce capital est créé par l'épargne. Le cultivateur a épargné 50 sacs. Si ces 50 sacs étaient abandonnés à la consommation, ils ne rapporteraient rien l'année prochaine.
Dans les livres d'économie politique, on distingue entre biens de capital et biens de consommation.
La récolte de notre cultivateur est justement partagée par lui en ces deux sortes de biens : les 50 sacs pour la semence sont un bien de capital, les 450 sacs pour la table sont un bien de consommation.
Les biens de capital sont aussi appelés biens de production, parce qu'ils servent à produire, ou à faciliter la production.
La vache qu'on trait jour après jour est un bien de capital. La chair de la vache tuée par le boucher, vendue au comptoir, est un bien de consommation.
Les outils, les machines, sont des biens de capital ; le pain, le fromage, les chaussures, les vêtements sont des biens de consommation.
Les biens de capital s'usent plus ou moins lentement par l'emploi ; les biens de consommation se détruisent dès qu'on s'en sert.
L'homme primitif qui vivait dans le bois, des produits de sa chasse et de sa pêche, consacrait à peu près tous ses efforts à se procurer des biens de consommation. Les richesses naturelles étaient son seul capital, il détruisait à mesure qu'il produisait ; il détruisait par la consommation.
Dès que l'homme s'est mis à cultiver la terre, à élever des animaux, il s'est fait un capital productif, des biens de capital.
Le colon qui change un morceau de forêt en ferme, qui ne produit pendant ces premières années de labeur, à peu près rien pour la consommation, est un bâtisseur de biens de capital. Il enrichit le pays d'autant. C'est pourquoi il mérite protection, non à titre d'aumône, mais de droit. L'endetter pour le reste de ses jours, ou l'obliger à quitter un lot défriché, un bien de capital fruit de ses sueurs, est d'une injustice inqualifiable.
Les maisons, les routes, les chemins de fer, les écoles, les églises, les usines, les laboratoires, etc., etc., sont des biens de capital, fruit de la civilisation.
L'association, la division du travail, l'introduction de la science appliquée, favorisent la production de biens de capital, dans la mesure où elles libèrent des énergies réclamées par la nécessité de biens de consommation.
On remarque, en effet, qu'il faut si peu d'hommes aujourd'hui pour remplir les magasins de biens de consommation qu'un grand nombre chôme, à moins de multiplier les biens de capital.
Or, ces biens de capital peuvent être des usines, des machines qui vont encore augmenter les vastes réserves de biens de consommation. Les produits invendus n'encouragent guère le développement des moyens de production, des biens de capital de l'industrie.
Il est vrai que les consommateurs, loin d'être saturés, pourraient tirer davantage sur les stocks accumulés. Mais, avec les règlements financiers, en usage, cela est impossible.
D'autres biens de capital, comme les routes, les ponts, les entreprises d'État, offrent de l'emploi à la main-d'œuvre, distribuent des salaires sans mettre des produits en vente, et comme le paiement de ces sortes d'entreprises est différé par l'emprunt public, c'est une solution temporaire. Aussi, tant que les règlements financiers demeurent les mêmes, l'embauchage par l'État prend de l'ampleur à mesure que le progrès motorise la production de biens de consommation. Le progrès mène à l'étatisation, tant qu'on s'en tient à l'obligation de l'emploi pour avoir droit à des produits qui viennent plus vite que l'emploi.
Que se passe-t-il sous le régime actuel, avec les règlements actuels de distribution des produits ?
On sait que, pour acheter les produits qui sont sur le marché, les biens de consommation, il faut de l'argent.
L'argent est obtenu par les salaires. Les salaires sont distribués aux employés. Que l'employé travaille à un bien de capital ou à un bien de consommation, son salaire est aussi bon pour acheter le seul bien à vendre, le bien de consommation.
Un homme travaille à la production de chaussures. Avec son salaire, il peut acheter des chaussures. Mais, quand bien même il emploierait tout son salaire à l'achat de chaussures, il n'est jamais capable, avec son salaire d'une année, d'acheter toutes les chaussures qu'il produit pendant l'année. Les prix dépassent de beaucoup le total des salaires.
Un autre homme travaille dans une usine de guerre. Avec son salaire, il n'achète ni obus, ni mitrailleuses, mais des choses vendables, telles que les chaussures.
Les deux salaires combinés ont plus de chance d'écouler la production du premier salarié.
Ce qui veut dire que les salaires obtenus pour la production de biens de capital (les munitions sont assimilables aux biens de capital) s'ajoutent aux salaires obtenus pour la production de biens de consommation. Cette addition permet plus facilement d'écouler les biens de consommation, les seuls mis en vente.
C'est pour cela que les développements industriels, les érections ou agrandissements d'usines, les constructions de maisons pour les ouvriers qu'attirent ces usines, apportent une espèce de prospérité en permettant d'acheter des choses qui, autrement, resteraient immobilisées en face du manque d'argent. De là, le dicton populaire : Quand le bâtiment marche, tout marche.
De là aussi, cette réflexion, qui peut paraître cynique mais qui exprime tout de même un fait courant : Une bonne guerre ramènerait la prospérité (par l'emploi).
De ce fait, la guerre est encore plus efficace que le bâtiment. S'il s'agit, en effet, d'un développement industriel ordinaire, l'usine, une fois terminée, jette sur le marché des produits qui doivent récupérer les frais de l'usine. Le problème, pour avoir été différé, n'en revient que plus aigu — ce qui fait croire à la succession nécessaire des "booms" et des crises. Mais la guerre, les usines de guerre en plein rendement ne placent aucun produit sur le marché ; au contraire, elles détruisent les biens de consommation, elles restreignent la production de biens utiles en accaparant les bras, les machines et le matériel, et cela tout en continuant de distribuer des salaires à ceux qui ne travaillent que pour la destruction.
Mais tout cela n'est que déception.
D'abord, en ce qui concerne la guerre, jamais la destruction ne peut créer la richesse réelle, même si elle en multiplie les signes. Puis, le règlement financier demeure. Si les occupations de guerre distribuent du pouvoir d'achat, le gouvernement essaie tant qu'il peut de retirer ce pouvoir d'achat, parce que lui doit payer la facture.
S'il n'en retire pas assez, il recourt à l'emprunt, ce qui veut dire qu'il en retirera plus tard et plus longtemps, alors même que le flot diminuera. Puis si le niveau d'argent monte plus que le niveau des biens de consommation, les prix haussent en conséquence.
Il reste que l'argent récupéré par la vente de produits doit couvrir toutes les charges, non seulement la charge représentée par les salaires, mais la charge-capital répartie sur une période et les taxes prélevées par le gouvernement sur les producteurs.
Le prix vient avec le produit, aussi infailliblement et aussi vite que le produit, et il est inexorable, ou il y aura faillite quelque part. Le pouvoir d'achat, lui, vient de différentes sources, à différentes vitesses, et se trouve entaillé par différentes interventions également à différentes vitesses.
Il n'y a pas une chance sur un million que le niveau entre les prix et le pouvoir d'achat soit en équilibre parfait. Les deux courbes ne sont pas solidaires, et il n'existe pas actuellement de mécanisme pour veiller à l'équilibre. Le hasard ne saurait y pourvoir ; il faut être stupide pour laisser au hasard le soin d'établir l'ordre ; l'ordre est affaire d'intelligence. L'homme souffre de ce déséquilibre constant qui va jusqu'au chaos. C'est l'anarchie économique.
Le Crédit Social, système mathématique et scientifique autant qu'humain, possède justement ce mécanisme. C'est pourquoi, sous un régime créditiste, il ne serait nullement nécessaire de pousser à des développements démesurés de biens de capital, ni de remiser des machines pour employer des hommes sur des travaux de voirie, ni d'attendre une guerre pour donner aux citoyens le droit de manger, de s'habiller et de se loger convenablement.
Lorsqu'il y aurait abondance suffisante de biens de consommation, au lieu de chercher de l'emploi dans des biens de capital surérogatoires, on pourrait chercher, dans des loisirs financés par des dividendes, le développement de la personne un peu plus affranchie de la matière. Après tout, ce capital-là, nous semble, vaut bien la peine d'être cultivé.