"Le progrès de l'enseignement doit être conditionné, non seulement par la diversité et le choix des écoles, mais aussi et surtout par la possibilité sociale et individuelle fournie à chaque individu d'y accéder dès le bas âge et de poursuivre sans entrave sa formation physique, intellectuelle, morale." — (Les Maîtres de la Pédagogie Contemporaine.)
Tous les États modernes se préoccupent de l'organisation populaire de l'enseignement. Au service des organismes scolaires, les ministères attachent des spécialistes : pédagogues, psychologues, psychiâtres. Grâce à leur concours, les méthodes d'enseignement s'améliorent, les procédés de sélection classent les enfants en groupes caractéristiques : arriérés pédagogiques, sous-doués, instables — pour ne mentionner ici que ceux qui feront principalement l'objet de nos remarques.
Les causes d'infériorité pédagogique et d'instabilité sont diverses et tiennent tantôt à l'hérédité, tantôt au milieu : milieu scolaire, social, familial, ou à d'autres circonstances. Le titulaire à qui l'on confie la ré-éducation des arriérés est à même de poursuivre l'enquête commencée par les spécialistes du gouvernement et, par l'étude des cas sous sa main, de tirer des déductions.
PAS D'ARGENT, ou insuffisance d'argent, voilà la conclusion de presque toutes les enquêtes. Indigence totale ou partielle des parents ; pauvreté qui se manifeste par des vêtements souvent en désordre, insouciance à observer les lois élémentaires de l'hygiène corporelle ; visages pâles et étirés ; privations de maintes nécessités domestiques indispensables, non seulement à un minimum de luxe, mais au plus rudimentaire confort ; toutes ces manifestations extérieures d'une indigence quasi généralisée en ce qui concerne la majorité des cas de retardés pédagogiques et des instables, ne sont certes pas attribuables au seul milieu de l'enfant, mais, avant tout, aux conditions économiques qui créent et façonnent ces milieux et font engendrer des tarés, des déclassés, des parias.
Nombre de fonctionnaires de l'enseignement ou de puritains, scandalisés du manque de formation de la jeunesse, ne se gênent guère pour faire retomber entièrement sur les parents le manque d'éducation des enfants, parce qu'ils ne remontent pas à la cause véritable qui rend difficile, entrave, annule même l'éducation familiale.
Les conditions économiques restreintes imposées à la famille se déteignent sur le développement normal de la vie intellectuelle, physique et morale de l'enfant. Ce dernier manque souvent la classe, de novembre à avril tout particulièrement, faute de vêtements appropriés. L'alimentation irrégulière, insuffisante, rationnée ; l'éclairage défectueux ; l'aération inconvenable ; le manque de soins médicaux, et le reste, alignent les croix d'absences dans le registre d'appel.
Ces croix d'absences, si l'éducateur y méditait ! Ce sont les petits qui les portent injustement, alors que les coupables, ceux qui les façonnent, ont tout à souhait.
Bientôt, l'élève est dépassé par ses camarades. Son ardeur au travail se ralentit. Dépité, découragé, humilié, il abandonne le souci de ses études. Deux ans, trois ans dans une même classe le désignent aux classes auxiliaires. Des professeurs spécialisés essaient avec grand dévouement à faire rattraper les heures perdues. La besogne est longue, laborieuse parce que les conditions de vie de l'enfant tardent à s'améliorer, quelquefois même s'aggravent.
Atteignons le milieu de l'enfant. Nous constaterons sans surprise que ce sont dans nos centres ouvriers qu'abondent les cas précités.
En deux ans nous avons examiné 263 cas de retardés pédagogiques et enquêté dans 211 cas. Parmi les fonctions exercées par les parents, nous avons classé un nombre restreint de professions et de métiers bien caractéristiques et plus de 76 "jobs" d'emplois différents. Nous avons retranché de notre enquête à domicile 51 cas qui nous apparaissaient trop évidents d'insuffisance mentale. 147 cas appartiennent à des familles d'assistés ; 26 cas où des aînés sont soutiens de famille ; 18 cas où les enfants ont perdu leur mère ; 11 cas de parents infirmes ; 8 cas où la mère seule doit pourvoir aux nécessités familiales.
1. — F. G., garçon de 14 ans, bonne tenue, 8 années d'école ; lecture épelée ; effectue avec quelque difficulté les quatre opérations ; adroit pour les occupations manuelles ; goût pour la musique. Famille de 9. Père, diplômé comptable ; emploi de passage ; revenu de $7.00 par semaine environ. Veuf depuis 5 ans. Soin du ménage confié à la grande sœur de 13 ans. Absence du garçon d'après ses bulletins scolaires : 1936-37, 4 mois et 3 semaines ; 1937-38, 3 mois et 7 jours ; 1938-39, 3 mois et 2 semaines ; 1939-40, 47 jours. En février dernier, comme il ne venait pas en classe, l'enquête a révélé qu'il s'absentait faute de chaussures. Une collecte parmi la classe donna suffisamment pour lui en procurer et le ramener parmi ses camarades.
2. — Y. J., 13 ans ; très retardé et d'une nervosité pitoyable ; famille de six. Mère veuve depuis 4 ans ; couturière à domicile ; mauvaise machine à coudre ; revenu $6.00 à $9.00 par semaine. Maisonnette de bois de 3 pièces. Le petit doit s'absenter chaque matin pour aller chercher du pain et des gâteaux dans une boulangerie de l'ouest de la ville (ces pâtisseries sont classées invendables).
3. — Y. P. et A. P., frères. Ils venaient en classe sans paletot durant les rudes mois de janvier et de février derniers. Manquent totalement de matériel scolaire ; adroits, attentifs, appliqués ; doivent quitter la classe tous les jours vers trois heures. Le plus âgé est commissionnaire chez un pharmacien, l'autre vend des journaux aux heures d'affluence. Le père atteint de cécité reçoit maintenant, après 8 ans de maladie, une pension dite des aveugles.
4. — B. T., 12 ans ; toujours parmi les premiers de sa classe jusqu'en 1938. 5ième année 1939, année d'études presque nulles ; 1940 envoyé en classe auxiliaire. Famille de 5 enfants ; père, boucher depuis 14 ans pour le même patron ; 1939, il dut quitter son travail pour cause d'anémie pernicieuse. La famille obtint du secours de la Commission du Chômage durant un mois seulement après quatre mois de démarches. Après enquête de la Commission, il fut rayé de la liste des secourus parce qu'il fut reconnu inapte aux travaux de la voirie. Le petit trouva un emploi de commissionnaire et l'aînée, une fille, entra en service dans un domicile. Le revenu de la famille, de $24.00 qu'il était durant les activités paternelles, tomba à $4.50 par semaine, moins de trois sous par repas par personne. Le père mourut à l'hôpital Notre-Dame durant le mois de juin dernier. Comme la famille était dans un état d'indigence totale, on fit des démarches auprès de l'assistance publique dans le but d'obtenir la sépulture du défunt. La façon arrogante de répondre des fonctionnaires ajouta l'humiliation à la douleur de la famille.
Faudrait-il continuer l'inventaire de centaines d'autres cas similaires dans le seul but de flatter des imaginations passionnées de romantisme sadique, ou pour le vilain plaisir de critiquer ou d'accuser certains fonctionnaires repus ? Non. Nous avons seulement voulu confirmer que le manque de revenu familial est l'un des facteurs principaux d'arriération pédagogique et d'instabilité. Par contraste, démontrer l'importance de ce revenu comme l'épanouissement de la famille, comme facteur essentiel de la vraie liberté individuelle, comme nécessaire au relèvement du niveau intellectuel, moral, physique, non seulement de l'individu, mais de toute une nation.
Si seulement nos hommes d'État et toutes nos vedettes de l'emprunt de la Victoire avaient, au cours des dix dernières années, mis le centième de ce même zèle à réclamer et à distribuer un petit revenu familial, nous aurions aujourd'hui des soldats plus stylés, plus forts, plus convaincus. L'idéal national serait plus élevé, le niveau intellectuel de la masse plus haut, la piété même plus profonde. Au lieu de cela, on déplore une dénatalité croissante, des asiles d'aliénés trop restreints, des prisons encombrées, des tuberculeux débordant les hôpitaux, une jeunesse légère, frivole, "en-jazée", faible moralement et physiquement, des taudis qui font queue... toutes les marques du manque de formation nationale. Cette déformation naît du défaut croissant d'aisance familiale, aisance indispensable à la santé nationale et à son bon comportement mental.
Afin donc d'assurer l'éducation totale de l'enfant, il faut à tout prix et avant tout assurer la sécurité totale de la famille. Le souci de gagner la piastre ne doit pas primer sur celui de vivre, de s'instruire, de se sanctifier, de se sauver. Il faut que les père et mère de famille, les premiers éducateurs après Dieu, réclament leur droit à tous les biens que la Providence met à la disposition de tous les hommes sur la terre.
Si donc tout obéit à l'homme dans la manière de produire ces biens, il faut également que la manière de les obtenir lui soit facilement fournie de façon à ce que jamais rien d'indispensable ne lui manque pour mener à bonne fin l'œuvre d'éducation des enfants qui lui sont confiés.
Que ceux donc qui sont chargés de voir à l'économie nationale se rendent compte de toutes les responsabilités de leurs fonctions. S'ils espèrent encore sauver la démocratie dans le monde, du moins sur la terre d'Amérique, qu'ils n'oublient pas d'assurer d'abord la sécurité économique de la famille.
Florian TESSIER