En lisant les journaux - No. 16

le dimanche, 15 septembre 1940. Dans En lisant les journaux

Banquier - Colon

Deux hommes  -----------------------------     Deux sorts

I.    Le saboteur

Le sabotage est une destruction criminelle, et le saboteur un criminel qui détruit.

Sabotage de la propriété

La destruction de la propriété est du sabotage. Or, voyez les maisons et les bâtiments de ferme qui s'en vont en délabrement, faute de peinture, faute de réparations faites en temps. Voyez les fermes abandonnées, murs abris de capital humain devenus ruines silencieuses, champs autrefois productifs maintenant abandonnés aux mauvaises herbes et à la stérilité. Voyez les routes qui se creusent, qui se bossellent, qui usent prématurément les autos, pour ne pas dire qu'elles mettent les vies en danger. Que manque-t-il pour les réparations et les améliorations ? Du matériel, ou des hommes, ou de la bonne volonté ? Rien de tout cela. Il ne manque que l'argent. C'est donc à la porte du faiseur-destructeur d'argent, à la porte du banquier, que nous plaçons le sabotage de la propriété.

... des bras humains

La destruction des bras humains est un sabotage. Ils sont des centaines de mille qui ne travaillent pas depuis deux, trois, cinq, dix ans. L'oisiveté rouille les forces. Le chômage leur est imposé par le manque d'argent. C'est donc à la porte du faiseur-destructeur d'argent, à la porte du banquier, que nous plaçons le sabotage des bras humains.

... de la santé

La destruction de la santé est un sabotage. Les taudis, les guenilles, la sous-alimentation, la nourriture de qualité inférieure, l'accumulation des soucis, le manque de soins médicaux — autant d'ennemis de la santé que des milliers de familles canadiennes doivent supporter, faute d'argent. C'est donc à la porte du faiseur-destructeur d'argent, à la porte du banquier, que nous plaçons le sabotage de la santé des hommes, des femmes et des enfants.

... de la famille

La destruction de la famille est un sabotage. La fondation des foyers rendue impossible par manque d'emploi, par manque d'argent ; la dispersion de garçons et de filles encore jeunes pour aller chercher un pain que le chef de famille ne peut plus gagner ; la fuite d'un foyer devenu insupportable par la grande misère qu'y accumule l'absence prolongée de l'argent ; les charges écrasantes imposées aux familles nombreuses par la cherté de la vie en face d'un porte-monnaie vide : le désespoir du père et le découragement de la mère sous le poids des privations prolongées, sans répit et sans une lueur d'améliorations : sont-ce là des facteurs qui protègent ou qui ruinent les foyers ? C'est à la porte du faiseur-destructeur d'argent, à la porte du banquier, que nous plaçons le sabotage de la famille.

... du sens social

La destruction du sens social est un sabotage. L'argent devenu aussi rare qu'il est devenu nécessaire crée la mentalité de loups parmi les humains. Au lieu de se servir largement à l'abondance des choses utiles, les hommes se précipitent vers l'argent rare, indispensable pour avoir droit aux choses utiles. L'affamation en face de greniers débordants engendre l'exaspération et la férocité. La veulerie de gouvernements devenus des signataires de dettes fait perdre tout respect de l'autorité. C'est à la porte du faiseur-destructeur d'argent, à la porte du banquier, que nous plaçons le sabotage du sens social.

... de la dignité humaine

La souillure de la politique est un sabotage. Elle s'entretient par le patronage. Le patronage tire son efficacité du manque d'argent, du manque d'emplois payants dans l'agriculture, dans le commerce, dans l'industrie. La rareté de l'argent ayant tout tari, on se jette vers les miettes que dispense le parti au pouvoir ; on les mendie au prix de tous les avilissements. C'est à la porte du faiseur-destructeur d'argent, à la porte du banquier, que nous plaçons la souillure de la politique, le sabotage de la dignité humaine.

... des vies humaines

La destruction des vies est un sabotage. On les immole actuellement sur les champs de bataille ; lorsque la paix sera revenue, les passions dissipées entre les peuples qui s'affrontent au lieu de se donner la main contre un ennemi commun, nous aurons plus de liberté pour discuter des causes de la guerre. Mais dans nos propres familles, chez nous, que de vies raccourcies faute de conditions normales, faute d'argent ! Et c'est à la porte du faiseur-destructeur d'argent, à la porte du banquier, que nous plaçons le sabotage de nombreuses vies humaines.

... des facilités de salut

La damnation des âmes est un sabotage irréparable. "Les conditions sociales et économiques actuelles, dit Pie XI, sont telles qu'il est devenu extrêmement difficile pour un nombre considérable d'hommes de faire leur salut." Les gouvernements liés par les contrôleurs de l'argent ne feront jamais le redressement social ; les conditions économiques sont pourries par le manque d'argent pour distribuer les biens qui abondent. "'Ceux qui contrôlent l'argent et le crédit sont devenus les maîtres de nos vies". À eux la responsabilité. Et c'est à la porte du faiseur-destructeur d'argent, à la porte du banquier, que nous plaçons le sabotage irréparable qui rend le salut difficile à un nombre de plus en plus considérable d'âmes au Canada.

Le sort du saboteur

Et que fait-on du saboteur ?

Le saboteur est servi, adulé, récompensé. Le saboteur a des employés qui doivent exécuter toutes ses volontés sous peine de crever de faim. Nous parlons ici des employés de banque, victimes du système comme les autres citoyens. Nous les prions de croire qu'ils ont tout notre respect et nos sympathies. Ce ne sont pas eux les saboteurs, ils ne sont que les esclaves mal payés du saboteur.

Le saboteur est adulé. Son nom est toujours accompagné de qualificatifs élogieux. S'il ouvre la bouche en public, on reçoit ses paroles comme un oracle et les journaux les portent avec empressement jusqu'au fond des campagnes les plus reculées.

Le saboteur est récompensé. Chaque flot d'argent qu'il détruit après l'avoir créé lui laisse un profit ou une créance. Ses créances se chiffrent à une hauteur astronomique qui lui assure une rente perpétuelle. Perpétuelle parce que la dette, réclamant de l'argent qui n'existe pas, est inextinguible.

Les gouvernements sont dévotement accroupis aux pieds du saboteur. Leur dignité est couchée sur les débentures dans les coffres-forts du saboteur. Le premier empressement des gouvernements dans leur budget annuel, est d'assurer la part du saboteur, et c'est le plus gros morceau individuel de toutes les appropriations des deniers publics.

Le saboteur mène une vie parasitaire somptueuse. Il s'engraisse des sueurs de ceux qui travaillent et ne se soucie pas une minute des misères de ceux qui battent le pavé à cause de lui.

Le saboteur consacre une partie des rentes que lui versent les sabotés à l'acquisition de titres industriels, et autour de son usine de sabotage se greffent les monopoles qui paient au prix qu'ils veulent et vendent au prix qui leur fait plaisir. Vous trouvez le saboteur dans l'électricité, dans le transport, dans le combustible, dans le vêtement, dans l'alimentation. Son titre de banquier en fait un grugeur universel.

II.    Le bâtisseur

Qui placerons-nous en parallèle avec le banquier pour voir le sort différent fait au saboteur et au bâtisseur ? Nombreux sont les bâtisseurs du Canada, dans la culture des âmes comme dans la culture du sol, dans les professions comme parmi les manœuvres.

Bornons notre observation à l'un seulement des bâtisseurs du pays — le plus héroïque, le plus éloigné des foules, le plus abandonné à lui-même, le plus ignoré sauf dans quelques discours opportunistes. C'est du colon que nous voulons parler.

Si quelqu'un bâtit le Canada, c'est bien le colon. Là où était la forêt, forêt souvent dépouillée de ses meilleures richesses par le spéculateur qui ne laisse au colon que du bouleau et des souches, notre homme, à force de courage, de travail, de fatigues, fait surgir des champs nouveaux. Il étend le patrimoine productif du Canada.

Les animaux domestiques paissent où rôdaient les bêtes sauvages.

Et le colon élève aussi du capital humain. Sa cabane est primitive, mais elle résonne de voix d'enfants. S'il donne à sa patrie des champs qu'elle n'avait pas, il lui fournit aussi des sujets. Et des sujets de bonne race. Par lui, la province augmente ses municipalités ; par lui, l'Église compte de nouvelles paroisses.

Le sort du bâtisseur

Et que fait la société pour récompenser ce bâtisseur ? La société temporelle, car c'est elle qui fait le sujet de nos études.

De temps en temps, quelques bonnes âmes — et c'est une entreprise privée — rapaillent le linge, les meubles et ustensiles rejetés par les familles des centres plus avancés et les expédient gracieusement au colon qui en tire tout le profit qu'il peut. Et c'est pourquoi, dans la cabane du colon, on peut s'asseoir, non sur un madrier, mais sur de vieilles chaises sans dossier dont le siège est fait de deux bouts de planche cloués sur des ruines. Et c'est pourquoi les petits enfants peuvent, le dimanche, porter sur le dos autre chose que du coton de sacs à sucre. Et c'est pourquoi aussi vous voyez parfois, dans les colonnes de La Presse, la description des bontés patronnées par quelque échevin de Montréal en faveur d'ancien capital chômeur devenu capital colon en Abitibi.

Le gouvernement, lui ? Des paroles, des plans. Occasionnellement, des crédits tirés de nos poches, mais dont une bonne partie n'atteint jamais les poches du colon.

Autrement, on abandonne le colon à son isolement, à ses sicots, à ses roches et à sa misère. Il a, pour s'évader vers un village appelé voisin à des dizaines de milles, des chemins de boue et de trous, car le gouvernement est bien plus préoccupé des routes de touristes, de routes pour les parasites de la société, que de chemins pour le bâtisseur du pays.

Oh oui, le gouvernement sait trouver le colon d'une certaine manière, très effective sans proclamation. Et c'est pour le taxer à l'égal du reste des citoyens. Pour cela, on ne l'oublie pas.

Si les vaisseaux capillaires de la voirie provinciale atteignent parfois la région de la colonisation, le département de Damien Bouchard apporte, comme une manne hautement annoncée, la chance au colon de faire quelques dollars en maniant le pic et la pelle, pendant que sa femme et ses jeunes enfants prendront soin du domaine naissant.

Encore faut-il, pour mériter ce privilège, que le bâtisseur du pays se fasse bien souple, bien doux, bien sage et qu'il courbe son échine d'homme devant les distributeurs du patronage. Le parti ne manque aucune occasion de cultiver dans le Canada nouveau la servilité qu'il a rendue si florissante dans le Canada plus vieux : c'est là son sens de l'éducation. Fils des pionniers, oublie ta grandeur, fais taire la rébellion de ta dignité, crois ou meurs, adore ou crève.

Des compagnies, qui, à même les immenses et riches forêts dont la Providence a gratifié notre province, versent des dividendes à des crésus plus internationaux qu'américains sont aussi acclamées comme des bienfaitrices lorsqu'elles permettent au colon de gagner quelques rectangles de papier imprimé en usant ses forces au service des financiers.

Celui qui recule les frontières agricoles du Canada apprend ainsi, dès le début, que le "roi de la terre" a depuis longtemps perdu son sceptre, que la terre ne fait plus vivre son homme, que le travailleur de la terre doit construire des routes et abattre du bois de pulpe pour faire vivre sa terre.

Plus tard, lorsque, de peine et de misère, le bâtisseur aura bâti, le saboteur viendra s'installer près de lui. Il y a maintenant quelque chose à râfler, c'est l'heure du banquier.

Et après une vie de labeur, d'endurance, d'héroïsme quotidien, le nid humain sera devenu la proie du parasite, la terre faite avec tant de sueurs sera couverte d'hypothèques sans fin.

Dix ans après que Mussolini a placé la machine moderne au drainage et à la colonisation des Marais Pontins, nos parlotteurs de Québec commencent à parler de colonisation motorisée. Nous savons la distance entre les discours et l'action. Nous n'ignorons pas, par ailleurs, une certaine expérience de nos gouvernements dans le domaine de la motorisation : dette publique motorisée, patronage politique motorisé, duperie motorisée, trahisons et lâchetés motorisées, esprit de parti motorisé. Cette motorisation-là a tout l'appui et les bénédictions des maîtres saboteurs ; et tant que le saboteur tiendra la plume pour faire l'argent et que le gouvernement tiendra la plume pour faire des dettes, c'est dans ce sens-là que jouera la motorisation.

Seul, le Crédit Social qui fait de l'argent sans faire de dette, qui donne l'argent nouveau au dernier des citoyens au lieu d'en réserver la propriété au saboteur, qui place l'argent au service de l'homme au lieu d'asservir l'homme à l'argent, seul le Crédit Social donnera au bâtisseur sa place dans la société, parce que seul il reléguera le saboteur au coin qu'il mérite.

Louis EVEN

Poster un commentaire

Vous êtes indentifier en tant qu'invité.