Conte créditiste

Théophile Bertrand le dimanche, 01 mars 1942. Dans Réflexions

Pour te reposer, lecteur, de la technicité des articles doctrinaux, je t'adresse, aujourd'hui, un conte cré­ditiste.

C'était il y a longtemps, longtemps, dans une pai­sible bourgade des temps patriarcaux, alors que l'hom­me pouvait goûter facilement les charmes de la nature et la paix des jours.

Le temps n'était pas encore devenu pour lui cette monstruosité que les foules payent sans cesse aux mo­dernes chevaliers de la finance, dans le remplissage sans fin du tonneau des Danaïdes. Le temps n'était pas encore devenu ce tourbillon fou qui nous empêche tous de penser et de vivre. Le temps n'était pas encore de l'argent, au sens contemporain : "Time is money !" Le temps était le temps, un bienfait de la Providence, le premier poème de la création, quelque chose de gra­tuit, comme le soleil et la pluie, la lumière et l'ombre.

Et l'homme pouvait vivre, c'est-à-dire s'arrêter, penser et aimer, contempler et se donner. Et personne, en ces temps d'eurythmie naturelle, n'avait songé à faire payer le temps. Enfin, l'homme n'était pas en­core un robot, une mécanique.

Or, un jour, la paix de la bourgade fut troublée par un mot mystérieux prononcé par un inconnu, sur la place publique, le mot PROGRÈS. Pro - grès, deux syllabes magiques, qui mirent les têtes en ébullition. Que pouvait signifier ce mot ? Car à cette époque, on accordait plus d'importance au signifié qu'au signe.

On consulta les oracles ; peine inutile. On réunit les sages de la nation, les Anciens ; l'énigme restait indé­chiffrable.

Comme chacun y allait de ses commentaires, un jeune homme, avec la belle insouciance et l'audace gé­néreuse de son âge, offrit d'aller comme messager au­près des siècles futurs, pour s'enquérir du sens du mystérieux vocable. Après maints pourparlers, on ac­quiesça à son héroïque projet et le paladin partit vers l'avenir.

Pour ne pas perdre un temps précieux dans cette chevauchée des siècles, le voyageur avait fixé, sur son itinéraire, les endroits les plus importants, là où il pouvait espérer une réponse satisfaisante.

Il s'arrête d'abord à la Rome des Césars. La ville lui apparaît dans toute la splendeur de ses demeures princières, de ses larges avenues, de ses monuments grandioses. Frappé par ces beautés si nouvelles pour lui, l'éphèbe ne se lasse pas d'admirer. Il est bientôt tiré de sa contemplation par la voix mâle d'un légion­naire qu'étonnent l'accoutrement et l'attitude du visi­teur.

— Je viens m'informer de ce qu'est le Progrès. Peut-être pourriez-vous me renseigner ?

— Vous tenez justement, ici, la réponse à votre question. Le Progrès, c'est la ville que vous voyez, la Rome impériale, la maîtresse du monde. La vie y est douce, facile, sereine. Les hommes sont heureux.

Le Romain achève à peine qu'un bruit d'armes at­tire l'attention du jeune homme.

— Qu'est-ce ?

— Ce sont des troupes qui s'en vont châtier des peuples qui ne savent pas apprécier les avantages de notre suzeraineté.

L'étranger s'en fut, songeur. Il apprend, plus loin, qu'une multitude d'esclaves occupent leur temps à ser­vir une poignée de puissants. C'en est assez. Dans sa tête de primitif, où le bon sens règne libre des artifi­ces et des fards mortels d'une civilisation mensongère, il comprend que le vrai progrès doit normalement se marier au bonheur de l'ensemble des hommes.

Aussi quitte-t-il Rome, content de fuir cette cari­cature du Progrès, puisque le faux bonheur des uns y était assuré par le réel malheur des autres.

* * * *

Le pèlerin n'était qu'au début de sa course et il se sentait déjà bien las. Son étoile le conduisit sur les routes de Palestine, où la conversation de pêcheurs galiléens, surtout de leur Maître, le transforma, lui redonna du courage. Il se sentait un "homme nou­veau".

Cette découverte de la doctrine évangélique le gal­vanisait d'espoir.

"Puisque Dieu a eu pitié du monde", se disait-il, "que son Fils est venu parmi les hommes pour leur laisser un tel message de paix, d'amour, de générosité, je rencontrerai sans doute, dans les siècles futurs, une réalisation convenable du Progrès."

Il espérait, en bonne logique, que ce levain surna­turel, cette vie divine au sein du temporel, permettrait même des réalisations profanes, surtout sociales, qui assureraient à tous et à chacun des hommes une véri­table vie humaine. Pour ce primitif, en effet, et ses semblables, qui en étaient encore à la pureté relative de l'aurore du monde, l'homme était la première réa­lité, la première valeur. De fait ; pas dans des livres qui n'existaient pas.

* *

Il poursuivit sa route. Il fut bientôt au déclin du Moyen-Âge.

Cette époque l'intéressait parce que, depuis sa ren­contre de Palestine, c'était la, première fois que le tem­porel commençait à prendre conscience de lui-même. Le voyageur était curieux de voir les premiers pas de l'enfant sur la scène du monde. Il craignait bien quel­que déception, après la splendeur de l'ordre qu'il avait admirée au cœur du Moyen-Âge, car il comprenait que le mérite des réalisations médiévales revenait sur­tout à l'ordre spirituel, qui avait magnifiquement suppléé aux déficiences d'un ordre temporel inexistant au début.

Hélas ! ses pressentiments étaient trop fondés. Le seigneur en compagnie duquel il visite l'Europe féoda­le, ne peut lui cacher les guerres intestines entre hobe­reaux orgueilleux, l'exploitation honteuse des pay­sans, les ambitions grandissantes de nations à peine nées.

Pauvre progrès, par lequel "l'homme est un loup à l'homme ! "

* * * *

Le 17e siècle, dans sa majesté solennelle, le déçoit également. Derrière ce faste, il constate tant d'insuffi­sances et surtout une telle misère des humbles, des pe­tits. Comment ne pas voir les ambitions démesurées des grands et le mépris hautain de l'"honnête hom­me" trop empesé ?

Il est vrai que la littérature est noble, admirable, unique ! Mais elle n'est que de la littérature. Et le jeu­ne homme, qui sait admirer ce qui est admirable, se sent des exigences plus profondes.

Il va.

Le siècle du philosophisme est encore plus décevant. Un vieillard décharné, plein de malice et de fatuité, l'assure avoir donné au monde la formule magique du Progrès : Liberté, Égalité, Fraternité ! À peine le voya­geur a-t-il entendu cette trilogie sonore, que des bruits sinistres éclatent dans le lointain.

— Qu'est-ce ?

— Ce sont les adversaires du Progrès qu'on guillo­tine !

Et le malin vieillard se frottait les mains de satis­faction. L'adolescent en profita pour s'enfuir dans le crépuscule rouge de sang.

"Les hommes deviennent de plus en plus fous", songeait-il, en se demandant s'il devait confier aux siens les résultats d'une si triste enquête.

Le Progrès temporel était toujours une jungle, où des hommes mangeaient d'autres hommes, où les uns vivaient de la misère des autres.

Le pèlerin était au seuil du 19e siècle, le siècle du scientisme. Il se réjouit des découvertes de plus en plus merveilleuses des savants. L'homme allait enfin être véritablement libéré par la machine, délivré pour des tâches plus humaines, comme les œuvres civilisatrices, l'éducation, la philosophie, la littérature, les arts. Mê­me les foules, les petits allaient profiter de la Science. Le Progrès prendrait un sens.

Les siècles précédents avaient au moins cette excuse : les richesses réelles étaient plutôt limitées ; on vivait en un régime de rareté, d'insuffisance, dans une Économie qui cherchait ses voies ; on pouvait s'expliquer, en fin de compte, l'égoïsme des puissants qui devaient per­dre quelque chose pour donner aux autres. Quand il y a peu de biens, ce qu'on laisse aux autres, on le perd pour soi. Et la doctrine du doux prédicateur de Pa­lestine était reléguée au pays des chimères. Ce siècle ne se vantait-il pas de supprimer Dieu ?

* * * *

Ainsi pensait le jeune homme qui arrivait, plein d'espoir, au 20e siècle.

Quelle désillusion ! Le chômage ravage la terre ! Les pays les plus riches regorgent de prolétaires, d'enfants mal nourris et voués à la tuberculose. Et, par ailleurs, on brûle du blé, on jette du café à la mer, on détruit des oranges, on noie des cochons, on jette du lait aux égouts, des hommes jouent aux chevaux pendant que les tracteurs se reposent.

Et plus d'excuse économique possible : on est en économie d'abondance, de surplus, et l'on crève pré­cisément à cause de ces surplus.

Le jeune homme était atterré. Il n'osait pousser plus loin ses recherches. Que de stupidités il aurait mises à jour ! C'était ça le Progrès ! Toujours la jungle ! Toujours des hommes qui mangent d'autres hommes ! Il rebroussa chemin.

Il allait, claudicant sur la voie du retour. Que dire à ses contemporains ? Mais son étoile veillait.

Dans le désir de se reposer avant de revoir le passé, il recherche la tranquillité des sentiers solitaires et se trouve sur la route d'un village québécois. Un paysan et son épouse l'accueillent au milieu de leurs nom­breux enfants.

Mis en veine de confidences par la cordiale hospita­lité de ses hôtes, le désemparé leur souligne aigrement la folie de leur société.

La réplique jaillit, vivante, joyeuse, spontanée : "Mais vous ne connaisez pas le Crédit Social ?"

Et le paysan explique au voyageur, ébahi, dans une envolée oratoire enthousiaste, ce qu'est la doctrine créditiste, système monétaire qui permet de concilier le Progrès avec le Bonheur, autant qu'on peut le faire ici-bas, qui assure à tous le minimum vital sans in­justice envers personne, qui permet à tous les hommes d'aspirer à une vie humaine, à la vie de l'esprit, qui met de l'ordre dans la vie en assujettissant l'argent et la machine à l'homme. Simplement parce que ce sys­tème a compris que la fin de l'Économique, c'est le consommateur et que le consommateur ne peut être une fin efficace qu'à la condition de pouvoir comman­der à la production par l'argent.

Le pèlerin du Passé avait retrouvé ses ailes. Ce qui augmentait sa joie, c'était de constater qu'il avait de nouveau rencontré lumière et consolation, comme au­trefois sous le ciel palestinien, dans l'humilité et la pauvreté, dans un endroit pratiquement ignoré des "grands" du jour.

Il ne pouvait humainement rêver plus de plénitude. "L'auri sacra fames" (la maudite soif de l'or) de l'Écriture Sainte, qu'il voyait souveraine jusqu'au sein du plus lointain passé, il la voyait atteinte en plein front par la pierre d'un petit David, qui montrait la voie aux peuples de l'univers. Et le Goliath des siècles, le monstre de l'or, chancelait, allait tomber. Le tem­porel, centré sur Dieu et délivré de ses exploiteurs sé­culaires, allait enfin pouvoir remplir sa vocation sous l'égide salvatrice du spirituel.

Le voyageur volait sur la voie du retour. Le Pro­grès n'était pas qu'un vain mot : on tenait le moyen de le mettre à sa place, de l'intégrer dans la splendeur de l'Ordre. Le Passé pouvait faire confiance à l'Avenir.

* * * *

Ô messager des temps jadis, qu'il nous soit permis de dire à tes mânes attardés peut-être parmi nous, que si tu poursuivais ton pèlerinage, tu verrais non seulement la promesse doctrinale d'une société plus équilibrée, mais sa réalisation sur les rives laurentien­nes.

Et le monde étonné prendra la route qu'auront ou­verte les "rêveurs" de la "réserve" québécoise.

Théophile Bertrand

Poster un commentaire

Vous êtes indentifier en tant qu'invité.