Quelques-uns de nos lecteurs nous ont posé la question : VERS DEMAIN est-il un journal catholique ?
Pour répondre d'une manière intelligente à cette question, il faut d'abord définir ce qu'on veut entendre par un journal catholique.
Dans son livre, "L'Humanisme Intégral", page 325, Jacques Maritain distingue entre des périodiques catholiques de dénomination et des périodiques catholiques d'inspiration. Les premiers sont spécifiquement catholiques et religieux ; les seconds sont spécifiquement politiques ou culturels mais, dans leurs études politiques ou culturelles, ne perdent pas de vue les principes qui doivent guider tout catholique dans toute sa vie.
Jacques Maritain souhaiterait que les journaux qui s'affirment spécifiquement catholiques fassent une distinction dans leur contenu. Ils devraient, selon lui, comporter deux parties bien distinctes : une de doctrine et une d'information. Dans la partie doctrinale, ils n'exposeraient que la doctrine commune de l'Église, même et principalement "dans ses valeurs pratiques, concernant la direction de la vie humaine et les incidences du spirituel dans le temporel." La seconde partie donnerait les informations : revue de presse, d'enquêtes, de correspondance, résumé de conférences, tribune libre, etc., faisant large part aux citations des hommes de l'heure, surtout de catholiques, dans le domaine des activités politiques et sociales, nationales et internationales. Nous avons employé les termes mêmes du grand philosophe thomiste.
Nous ne connaissons pas de journal au Canada qui ait ainsi fait cette distinction. Nous en connaissons qui prennent position de journal catholique et qui accordent une large part à l'information catholique. Mais ils ne prétendront certainement pas que tout leur contenu, pas même le huitième du contenu de leurs éditions ordinaires, représente la pensée officielle de l'Église.
Prenez, par exemple, le cas du principal organe de ce genre dans la province de Québec, L'Action Catholique. Personne évidemment, n'aura la pensée de dire que les nouvelles mondiales, sportives, financières, commerciales, y soient plus catholiques que dans les autres journaux. Nul ne sera tenté de croire qu'un catholique doive acheter chez Paquet, au Syndicat de Québec, ou dans les autres maisons qui s'annoncent, même copieusement, dans ce journal — comme d'ailleurs dans les autres.
Nul ne s'imaginera que la direction de l'Action Catholique endosse les déclarations de MM. Drummond, Jackson Dodds, et autres chefs banquiers, même si leurs discours sont reproduits textuellement et leurs portraits mis en évidence.
Nous ne croyons pas non plus que les rédacteurs réguliers eux-mêmes donnent à leurs articles une autorité dogmatique indiscutable. Qui, par exemple, oserait s'aviser de voir la pensée de l'Église catholique romaine dans les commentaires de M. Louis-Philippe Roy sur la guerre ?
De sorte que l'aspect bien tranché désiré par M. Maritain ne semble pas encore une réalisation, sans doute parce que, jusqu'ici au moins, on n'a pas jugé nécessaire de faire la distinction. Peut-être même n'y a-t-on jamais pensé sérieusement.
Ces réflexions n'ôtent rien à la supériorité de L'Action Catholique sur les journaux de partis ou sur la presse jaune. Un lecteur de la région de Québec qui veut un quotidien d'information, et qui ne tient pas à se déformer le jugement par des titres tendancieux ou des réflexions partisanes, ne peut hésiter dans son choix : c'est à L'Action Catholique qu'il va s'abonner.
À l'autre bout de la province, un autre journal est aussi entre les mains du clergé, des Oblats celui-là. Là encore, nous serions embarrassés pour faire une distinction nette entre ce qui est doctrine de l'Église et ce qui est opinion des rédacteurs. Nous pourrions souligner des occasions dans lesquelles la vigilance, dictée comme consigne aux journaux qui relèvent du clergé, semble s'être exercée d'une manière plutôt "one-sided", comme disent les Anglais.
Les créditistes de la région de Hull se rappellent, par exemple, avec quel soin, lors de la campagne électorale de mars 1940, Le Droit veillait à ce que des créditistes, bien intentionnés, ne tirent pas de la déclaration des neuf théologiens des conclusions favorables à leur doctrine. Mais lorsque, sous ses yeux, les adversaires exploitaient de très mauvaise foi les documents pontificaux, pour dire qu'un vote pour M. Turpin signifierait un vote contre les autorités religieuses, où était la vigilance du Droit ?
Ce qui n'empêche pas Le Droit d'être un journal beaucoup plus respectable que bien d'autres, toujours sur la brèche pour défendre des intérêts catholiques ou canadiens-français menacés, et généralement indépendant vis-à-vis des partis politiques.
De même, dans la région de Montréal, si l'on veut un journal d'information quotidienne bien rédigé, tout en regrettant certaines lacunes dans le domaine économique ; si l'on cherche un organe canadien-français, aussi libre d'expression que le permettent les règlements de la censure, c'est au Devoir qu'on s'abonnera sans balancer dans son choix.
Le Devoir est, par ailleurs, d'inspiration franchement catholique. Mais il ne s'arrogera jamais le titre de docteur de l'Église. C'est en catholique, non pas comme catholique, qu'un rédacteur écrit dans Le Devoir.
D'autres journaux, comme L'Événement, Le Soleil, Le Canada, La Tribune, sont aussi rédigés par des catholiques ; mais la note partisane, en politique, y domine toutes les autres. On y trouve plus le salarié que le penseur. Personne ne les prend pour des journaux spécifiquement catholiques.
Tout cela ne répond pas à la question : VERS DEMAIN est-il un journal catholique ?
Nous n'avons jamais prétendu être un organe de l'Église catholique. Ce n'est pas pour cela que VERS DEMAIN fut fondé.
Jacques Maritain, parlant de la seconde classe de journaux et de périodiques, les appelle des périodiques spécifiquement temporels, catholiques d'inspiration si les rédacteurs sont des catholiques sérieux.
Voici son texte (page 326) :
"Les périodiques du second type se tiennent sur le terrain temporel lui-même, ce qui suppose qu'ils ont pris leurs positions concrètes et déterminées sur les questions de cet ordre, et qu'ils ont adopté non seulement une philosophie politique et sociale, mais une ligne concrète et sociale bien caractérisée — non pas seulement en fonction des intérêts religieux ou du bien de l'Église, mais bien en fonction du bien temporel et terrestre de la cité et de la civilisation."
C'est ce que nous avons fait : non seulement prêchons-nous une philosophie politique et sociale, que nous croyons en conformité avec la doctrine de l'Église, mais nous avons adopté une ligne bien déterminée pour des réalisations, nous sommes entrés sur le terrain des techniques d'application.
"Par là même, ajoute notre philosophe, il est manifeste que ces journaux n'engagent pas l'Église et qu'ils ne relèvent pas d'autre initiative que de celle des personnes particulières ou des groupes qui les ont fondés".
Il est souhaitable "qu'ils puisent de la façon la plus explicite et la plus hardie leur inspiration dans la sagesse chrétienne.... Mais la fin propre et directe qu'ils visent n'est pas l'apostolat (religieux), c'est une œuvre temporelle à accomplir, une vérité temporelle à servir, un bien terrestre à assurer."
C'est dans cette catégorie de journaux que VERS DEMAIN a sa place. Catégorie qui répond à une nécessité vitale, remarque M. Maritain. Lorsqu'il est question de réformes concrètes, de formations politiques déterminées, les journaux spécifiquement catholiques, ceux qui relèvent du clergé, ne peuvent prendre de position ferme ; ils s'efforcent de rester sur le terrain des principes, ils ne s'enhardissent pas jusqu'à se prononcer ouvertement sur le temporel comme tel, tant que les intérêts religieux ne sont pas en jeu.
Pourtant, "pour être conduites efficacement à leur terme, les choses temporelles requièrent d'être traitées sur leur propre terrain, avec les options particulières et la compétence et les moyens que cela suppose." Aussi Maritain ajoute-t-il que, du fait même de leur nature, les journaux spécifiquement catholiques risquent de laisser le lecteur faible, perplexe, dans les positions à prendre vis-à-vis du réel. Il lui faut bien chercher une orientation supplémentaire ailleurs, s'il sent le besoin d'aide pour des décisions dans le concret.
M. Maritain juge donc les deux sortes de presse nécessaires : premièrement, "une presse formellement et spécifiquement religieuse, presse d'action catholique, générale ou spécialisée" ; deuxièmement, "une presse formellement placée sur le plan du temporel, et chrétienne d'inspiration, non de dénomination".
Nous avons opté pour la seconde, c'est la seule qui nous convenait. Elle permet mieux de retrousser ses manches. Un journal reconnu comme exprimant la pensée de l'Église doit demeurer dans les limites d'une grande prudence. Or, dans notre lutte contre les puissances d'argent, si la prudence ne doit pas être absente, admettons qu'il faut surtout de l'audace. Si nous péchons par excès ou par défaut, nous n'engageons au moins pas l'Église. Nous sommes donc satisfaits de notre humble position de "frère convers"'. Nous nous déployons dans le domaine temporel, cherchant une meilleure vie temporelle pour la multitude, tout en subordonnant cette recherche au bien supérieur, à la fin ultime de l'homme.
Et dans notre lutte sur le terrain temporel, nous croyons nous être jusqu'ici nourris de sève catholique plus que de jus maçon, judaïque ou ploutocratique.
Qu'on ne prenne pas cette définition de notre position comme de l'opportunisme suscité par des événements récents. Notre option était faite avant même de choisir un titre pour notre journal. Si l'on en veut la preuve, on n'a qu'à relire le tout premier article du premier numéro de, la première année de VERS DEMAIN. Il est reproduit à la page 11 de l'album de la Première Année rééditée. Sous le titre : "On se présente", nous écrivions le 1er novembre 1939 :
"Nous ne présentons pas VERS DEMAIN comme un journal périodique catholique. Ce n'est pas comme catholique, mais comme citoyen que nous écrivons. Nous n'avons aucunement l'intention d'engager l'Église dans nos exposés. Mais nous entendons bien nous inspirer à fortes doses des enseignements de l'Église catholique. Si nous n'écrivons pas comme catholique, nous écrivons tout de même en catholique".
C'est clair, et notre position n'a pas changé. Mais il faut revenir parfois sur ces différenciations, car "les essences veulent être respectées".
VERS DEMAIN est un journal d'ordre profane temporel, rédigé par des catholiques qui, dans leur action sur le terrain purement temporel, essaient de mettre à profit les enseignements lumineux de leur sainte Église.