Lors de la dernière campagne électorale canadienne à l’automne 2015, le chef libéral Justin Trudeau suggérait que le pays devrait faire de grands déficits pour les trois prochaines années, afin de stimuler l’économie, contrairement aux autres partis qui suggéraient plutôt d’éviter tout déficit et d’équilibrer le budget, On sait que c’est Justin Trudeau qui a été élu; il parlait durant la campagne de limiter les déficits annuels à 10 milliards $ au cours des trois premières années de leur mandat, mais plusieurs économistes recommandent même au gouvernement d’aller jusqu’à un déficit de 25 milliards, parce que la situation l’exige. S’endetter ou équilibrer le budget? C’est l’éternelle question. Deux grandes écoles économiques s’affrontent aujourd’hui dans les milieux politiques et universitaires: la vision de l’économiste britannique John Maynard Keynes (1883-1946), qui disait essentiellement que le gouvernement devait intervenir en temps de crise pour stimuler l’économie, quitte à s’endetter (c’est ce que Justin Trudeau préconise), et ce qui semble sa contrepartie, la vision de l’économiste Ludwig von Mises (1881-1973), fondateur de ce qu’on appelle «l’école économique d’Autriche», qui prêche plutôt la non intervention de l’État, le remboursement des dettes quitte à faire des coupures dans les services offerts par l’État et l’aide aux personnes nécessiteuses – en d’autres mots, l’austérité. S’endetter représente tout simplement des taxes supplémentaires pour l’avenir, mais comme on peut le voir sur la caricature, même si les deux discours (endettement et austérité) semblent s’opposer, les deux sont basés sur le même système d’argent créé sous forme de dette. En effet, si on ne s’endette pas, il n’y a tout simplement pas d’argent en circulation, c’est un système sans issue: ou bien on s’endette à perpétuité, ou bien on crève de faim en voulant rembourser la dette. La solution de la démocratie économique (aussi appelée Crédit Social), enseignée par l’ingénieur écossais Clifford Hugh Douglas (1879-1952) et reprise par Louis Even (1885-1974) se situe au-dessus de ces deux solutions, et leur est de loin supérieure, puisqu’elle permet à la fois le développement du pays sans s’endetter. Voici des extraits d’une causerie donnée par Louis Even au début des années 60, où le gouvernement du Québec avait fait un déficit de 200 millions $, qui lui est reproché par l’opposition. Remplacez les mots «gouvernement du Québec» par «gouvernement du Canada», et la somme de 200 millions $ par 25 milliards, et cela s’applique à la situation actuelle au Canada. Alain Pilote |
par Louis Even
Il y a quelques semaines, le gouvernement du Québec annonçait à la population qu’il termine son exercice financier avec un déficit de 200 millions de dollars. Cela veut dire que, pendant un an, il a été dépensé par le gouvernement 200 millions de dollars de plus que le gouvernement a reçu par les taxes. Évidemment, pour pouvoir payer plus qu’il a reçu par les taxes, il a fallu que le gouvernement emprunte. L’opposition ne manque pas de faire reproche au gouvernement libéral de Jean Lesage de dépenser ainsi plus qu’il ne reçoit, et d’endetter la province.
On peut considérer qu’il y a là une double accusation, un double blâme adressé au gouvernement: premièrement, de dépenser plus qu’il ne reçoit; deuxièmement, d’endetter la province.
Est-ce qu’il faut blâmer le premier ministre et son gouvernement d’avoir dépensé plus qu’ils n’ont reçu pour les taxes? Nous disons non, il a bien fait. S’il n’avait pas dépensé ces 200 millions $, il y aurait eu pour 200 millions $ de moins de services ou de travaux faits pour la population; par conséquent, il y aurait eu plus de chômeurs. Et si le gouvernement avait soutiré 200 millions $ de plus en taxes, la population aurait eu 200 millions $ de moins pour son usage personnel.
Donc, nous ne pouvons que féliciter le gouvernement de dépenser 200 millions en biens pour la province sans prendre ces 200 millions $ dans la poche des contribuables.
– Mais, dira-t-on, le gouvernement a endetté la province pour autant, et ça va être des taxes qu’il faudra payer à l’avenir, et ces taxes seront plus grosses parce qu’il faudra payer avec l’intérêt, il faudra rembourser les emprunts avec de l’intérêt.
– Là, c’est une autre affaire. Si on ne peut pas, et on ne doit pas reprocher au gouvernement Lesage d’avoir dépensé ces 200 millions $, on peut certainement lui reprocher de les avoir inscrits comme dette provinciale.
– Pourquoi lui reprocher d’avoir inscrit ce montant comme dette provinciale? Il ne peut pas en être autrement, diront certains.
– Comment ça il ne peut pas en être autrement? Quelle est cette dette? Qu’est-ce que c’est que l’on doit? À qui le doit-on? Qui est-ce qui le doit? Qu’a-t-on fait avec ces 200 millions $?
Bien des choses. Disons que ça servit pour faire des routes, des ponts, des hôpitaux, et d’autres choses aussi. Qui a construit ces routes, ces ponts, ces hôpitaux, et toutes ces autres choses? Qui a construit tout ça?
Ce sont des gens qui ont été engagés par le gouvernement, qui ont reçu des salaires. Ils ont dépensé ces salaires, ils ont acheté de la nourriture, des habits, ils ont payé leur loyer, etc.
Qui a fait cette nourriture? Qui a fabriqué ces habits? Qui a construit ces maisons? C’est toujours la population de la province de Québec, soit les uns, soit les autres.
Et pourtant, au bout de tout cela, c’est la population dans son ensemble que l’on considère comme endettée pour 200 millions $, alors que c’est la population dans son ensemble qui a fait, qui a produit tout ce qu’il fallait pour équivaloir ces 200 millions $. Depuis quand doit-on être endetté pour une chose qu’on a fait soi-même?
Cela peut sembler bizarre à dire puisque, diront certains, il a bien fallu de l’argent pour payer ces gens-là. Certainement; ils ont fait des produits, et il n’y avait pas d’argent dans la population pour les payer? Qu’est-ce que ça veut dire? Est-ce que ça voudrait dire que le système de paiements n’est pas égal au système de production? Est-ce normal, ça?
On travaille, on produit, et on n’a pas d’argent pour payer? Qui fait le travail? Qui fait les produits? C’est la population. Qui fait, qui fabrique l’argent? Ni la population ni le gouvernement. Qui fait l’argent alors? Ce sont les financiers, ce sont les banquiers. Et c’est à eux qu’on doit nos routes? Ils n’ont absolument rien fait pour fabriquer les routes! Et ceux qui ont fait les routes, qui ont construit tout cela, c’est eux qui doivent cette route à ceux qui n’ont rien fait? N’est-ce pas absurde? Oui, absurde au suprême degré.
Et ce qui est encore plus absurde, c’est de faire rembourser non seulement le prix de ces choses-là, mais de l’intérêt par-dessus le marché.
Les 200 millions $ ont été émis sous forme de crédit, sous forme d’argent inscrit dans les livres des banquiers ou d’autre manière, même si c’est de l’argent qui a été prêté par les uns ou par les autres.
Qu’est-ce que l’argent? Ce sont des chiffres qui servent à payer et à acheter. Mais oui, des chiffres, que ce soit sur des morceaux de papier, que ce soit sur des rondelles de métal, que ce soit dans les livres de banque, ce sont des chiffres. Il a fallu faire des chiffres, trouver des chiffres – 200 millions dans ce cas-ci – pour permettre à la population de produire.
Ces chiffres, ce sont la permission donnée, accordée à la population pour pouvoir accomplir pour une valeur de 200 millions $ de travaux. N’est-il pas bizarre que le gouvernement et la population doivent demander la permission de produire des choses qui sont bonnes pour la province, et qu’ils doivent payer cette permission, la payer avec usure – payer de l’intérêt sur cette permission, et remettre tout cela au banquier.
Un tel système ne vaut pas grand-chose; c’est même une absurdité. Et de la part du gouvernement, admettre un tel système, un tel état de choses, c’est une déchéance devant un pouvoir qui s’est donné, accordé la permission de contrôler ainsi la population du pays et son gouvernement.
Et ce n’est pas seulement au gouvernement de la province de Québec que ça se passe ainsi. C’est la même chose dans les municipalités. Ces temps-ci, on parle beaucoup de la construction du futur métro à Montréal. Ça demandé plusieurs voyages en Europe au maire de Montréal et son adjoint. Que sont-ils allés faire en Europe? Sans doute qu’ils sont allés voir différents plans, différentes manières de faire un métro. Mais ils sont allés aussi en Europe pour sonder le moyen de financer leur métro, pour savoir s’ils emprunteraient à Paris, à Bruxelles ou à Londres, plutôt qu’à New-York, Montréal ou Toronto, pour construire le métro.
Cela veut dire que, si l’on fait venir, par exemple, de l’argent de la France, de la Belgique ou de l’Angleterre pour construire le métro, le métro ne va pas être construit par les Britanniques, ni par les Belges, ni par les Français; il va être construit par les Canadiens. Il va être construit par de la main-d’œuvre canadienne, par des ingénieurs canadiens, je suppose – je ne pense pas qu’on en fasse venir beaucoup de l’étranger pour cela. Et ceux qui vont être payés pour cette construction-là vont se nourrir avec des aliments qui sont dans nos magasins, qui viennent de la production canadienne ou d’une production étrangère en échange de surplus canadiens. Par conséquent, avec de la richesse qui appartient aux Canadiens, on va bâtir un métro à Montréal et après, on va devoir payer ce métro-là à qui? À des Britanniques? À des Belges? À des Français? Qu’est-ce qu’il y a de logique là-dedans?
On nous répondra: «C’est le système financier qui est comme ça.» Oui, on sait bien que c’est le système financier, mais il y a quelque chose qui ne va pas là-dedans, qu’il faut redresser, corriger. Au lieu de se mettre esclaves du système financier, mettre le système financier au service des réalités.
Il y a longtemps que les créditistes parlent de cela. Ils ont même demandé au gouvernement fédéral: «Puisqu’on a une Banque du Canada – une banque supposée être pour les Canadiens, une banque qui par sa charte doit faire en sorte que l’argent, le crédit, soit au service de l’industrie du pays, de la production du pays — alors, pourquoi nous obliger à nous endetter auprès de financiers qui profitent de ce que la population fait, et qui endettent la population pour ce qu’elle fait elle-même? Pourquoi ne pas demander à la Banque du Canada d’émettre, sans intérêt, tout l’argent, tous les crédits financiers qui sont nécessaires pour pouvoir procéder à l’exécution de choses qui sont parfaitement exécutables et qui sont demandées par la population, pour ne parler que de finance publique, et de production publique.
Louis Even