Mise au point qui s'impose

le jeudi, 15 février 1940. Dans Crédit Social

Tous les pontifes du Veau d’Or jubilent. Enfin le Crédit Social a reçu le coup mortel dont il ne se relèvera pas ! Ne lui vient-il pas des plus hautes autorités du pays : Son Excellence le Délégué Apostolique, Son Excellence le Cardinal Villeneuve, Archevêque de Québec, Son Excellence Mgr l’Archevêque de Montréal ?

FAUSSE ALARME

Avant que les éléments pervers qui s’agitent dans notre pauvre société aient réussi à accréditer cette fausseté, comme tant d’autres, et mettre au débit de notre Épiscopat cette espèce d’assassinat, nous tenons à rassurer nos amis qui pourraient s’en alarmer, ou s’en courroucer.

Non, le Crédit Social n’est pas mort et les évêques en cause ne l’ont pas frappé ; ni les discours de Son Excellence le Délégué Apostolique, ni les communiqués des Archevêques de Québec et de Montréal ne l’atteignent.

Une lecture attentive de ces trois documents révèle que l’autorité religieuse veut surtout avertir qu’elle ne peut prendre à son compte les théories du Crédit Social, pas plus d’ailleurs qu’elle ne voudrait se charger des abus du Capitalisme, dont elle ne parle pas, parce que cela s’impose après les solennelles condamnations de Pie XI dans "Quadragesimo Anno."

PAS LA MOINDRE CONDAMNATION

S’il y avait lieu de condamner le "Crédit Social" ce serait parce qu’il contredit l’enseignement religieux. Mais, il n’en est pas ainsi. Et cela ne sera pas plus dans l’avenir que dans le passé. Sur l’aspect économique du système, il nous sera bien permis de récuser la compétence de ces hommes d’Église, si versés qu’ils soient dans les sciences religieuses et si hautes que soient leurs vertus et leur autorité. Et dire cela nous ne croyons pas que ce soit les blesser, mais tout simplement mettre chaque chose à sa place. Car aucun de ces sages prélats ne voudrait prendre cette responsabilité de se prononcer sur une question qu’il n’a pas lui-même étudiée.

Donc ces trois documents ne sont pas une condamnation de notre système.

Que sont-ils ?...

Pas autre chose qu’un acte de prudence.

Sans mettre en doute la bonne foi des chefs du Crédit Social, l’autorité religieuse tient à se protéger contre ceux qui tenteraient d’exploiter sur le terrain électoral le jugement des théologiens chargés par le Cardinal Villeneuve d’étudier la question ; jugement qui a paru dans la "Semaine Religieuse" de Québec et de Montréal. Pour nous, nous ne voulons pas en tirer autre chose que ce qu’il déclare, à savoir : que dans les données essentielles du Crédit Social il n’existe aucun principe opposé à la Doctrine Catholique.

Cependant, l’autorité tient à préciser que ce jugement n’engage pas la pensée des évêques et qu’il est permis de le discuter. M. Beaudry-Leman avait déjà largement usé de la permission.

Et c’est tout.

QUESTION PROFANE

Nous savons très bien que la doctrine du Crédit Social n’étant pas un dogme révélé par Dieu et contenu dans la Bible et la Tradition, elle n’appartient pas à la foi, pas plus que le système capitaliste et bancaire qui nous écrase n’est divin. On peut donc être pour ou contre le Crédit Social sans être hérétique. Et nous ne croyons pas que combattre les magnats de la finance soit un acte qui s’oppose, même de loin, à la doctrine Catholique, au contraire nous le pensons un acte d’apostolat social urgent.

Le Crédit Social appartient à ce lot de questions humaines et profanes que le Bon Dieu a laissées à la libre discussion des hommes.

Mais, à cause des éléments incertains et discutables de toute théorie économique, nous comprenons que l’Église ne veut pas qu’on y compromette l’autorité de son magistère doctrinal qui garde toujours un certain caractère d’infaillibilité devant l’opinion catholique.

Cette réserve prudente posée, il ne peut venir à tout esprit bien équilibré l’idée que les documents épiscopaux parus en ces derniers temps veulent supprimer toute liberté de penser et d’agir dans les questions abandonnées à la libre discussion des hommes.

JUSTIFICATION CATHOLIQUE

Bien plus, nous ajoutons que l’Église ne nous défend pas, tout en nous recommandant la prudence et une loyale application, de rechercher dans les documents pontificaux, tels "Quadragesimo Anno", "Divini Redemptoris", "Casti Connubii", la justification catholique de nos croyances économiques. En fait, il existe entre certaines affirmations créditistes et les enseignements de Pie XI une impressionnante parenté qu’il est très permis de mettre en lumière.

Et justement des théologiens distingués autant que savants, quoi que prétende Beaudry-Leman, dont quelques-uns mêmes semblaient hostiles, ont étudié la doctrine du Crédit Social et ils ont signalé ces ressemblances.

Enfin, "Le Messager de Sherbrooke", organe officiel de Son Excellence Mgr Desranleau, auxiliaire de Sherbrooke, — ce détail vaut d’être noté —, publie en tranches la fameuse plaquette du Père Lévesque : "Catholicisme et Crédit Social".

J’y relève le passage suivant :

"Nous ne trouvons dans les données essentielles du Crédit Social aucune déficience grave capable d’empêcher les catholiques de donner leur adhésion à ce nouveau système économique. Tout au contraire, il contient plusieurs principes très chers à la sociologie chrétienne.

"Nous ne voyons pas du tout comment on pourrait lui reprocher un seul des griefs pour lesquels les Encycliques réprouvent le socialisme : il n’est pas matérialiste, il est loin de favoriser la lutte des classes, il n’est pas contre la propriété privée, il ne restreint pas trop la liberté humaine et ne semble pas exagérer le rôle de l’État."

ET NOTRE CAPITALISME ACTUEL !

Remarquons en passant que ce sont autant de qualités qui manquent au capitalisme actuel et que si quelque chose ressemble au communisme, c’est bien notre capitalisme vicié.

Car il se montre matérialiste et, par ses injustices, semeur de haines entre les classes, donc animateur de luttes de classes. S’il ne nie pas la propriété privée, il en dépouille les petits et se l’accapare. Il asservit la liberté humaine, contrôle les Gouvernements, comme le lui a reproché Pie XI en "Quadragesimo Anno" quand il a dénoncé la dictature économique.

Aussi le Père Lévesque a-t-il raison de conclure que, si pour remédier aux abus du capitalisme nous ne voulons ni du socialisme ni du communisme, nous devons lui opposer le "Crédit Social".

Cette opinion d’un religieux aussi désintéressé qu’instruit vaut certes les discours de certain Pontife du Veau d’Or et du vol légalisé sous le titre pompeux de haute finance.

Enfin le communiqué des archevêques de Québec et de Montréal stipule que pour éviter tout malentendu et toute tentation de compromettre le prestige des prêtres et des religieux en des luttes profanes, qui menacent de devenir acrimonieuses, ceux-ci devront s’abstenir de paraître aux assemblées du Crédit Social. Question de discipline ecclésiastique que nous n’avons pas à discuter.

UN DROIT ET UN DEVOIR

En conclusion, chacun peut s’occuper du Crédit Social sans inquiétude pour sa conscience. Bien qu’il soit une chose profane et qu’il travaille sur le terrain économique, c’est pourtant là, a écrit un vicaire de Jésus-Christ, que se "joue le salut des âmes". Non seulement chacun le peut, mais tous ceux qui ont à cœur l’avenir de notre pays et de la religion et que ne retiennent pas les chaînes du capitalisme, doivent étudier — et ça presse — un changement du système faux, véreux, oppresseur sous lequel nous périssons. Bon gré, mal gré, après la guerre, il faudra venir au Crédit Social ou à un autre système, et la dictature économique croulera, écrasant de ses débris les aveugles profiteurs qui ont profondément vicié le système capitaliste et rendu la vie "dure et cruelle", dit Pie XI.

Georges CARDINAL

15 fév 1940 p3 1940_02_No8_P_003.doc

 

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