Il y a bien des sortes de voleurs, parce qu’il y a bien des manières de voler. Les uns pratiquent la friponnerie, ou le larcin, ou la maraude ; d’autres, la fraude, ou le détournement ; d’autres, la déprédation, le pillage, le brigandage, ou la rapine, ou le cambriolage ; d’autres, l’escroquerie, ou l’extorsion ; et nous ne prétendons pas avoir épuisé la liste.
Le voleur qu’on n’arrête pas, que nous dénonçons depuis longtemps, mais que les autorités respectent, excellent dans les deux derniers genres de vols mentionnés : l’escroquerie et l’extorsion.
Ces voleurs-là, nos lecteurs réguliers l’ont deviné, c’est le système financier actuel. Ses agents opèrent au grand jour ; mais sa technique perfectionnée, longtemps mystérieuse pour les profanes, légalisée par surplus, lui a permis, et lui permet encore, de voler, en gros et en détail, sans que ses victimes se rendent bien compte de l’identité du voleur. Elles se sentent bien dépouillées, oui, mais le voleur est assez habile pour les tourner les unes contre les autres et les faire s’accuser mutuellement du mal que lui-même leur inflige.
Que neuf-dixièmes de l’argent mis en circulation prennent naissance dans des livres de banques, sous la plume du banquier ; et que l’autre dixième, monnaie de papier ou de métal, n’entre en circulation qu’en passant d’abord par les banques, ce n’est resté un secret que pour les ignorants volontaires. Que tout cet argent, à sa naissance, soit considéré par les banques comme leur propriété qu’elles peuvent prêter à profit, c’est difficile à nier. Mais y a-t-il bien des gens qui se soient arrêtés à mesurer la portée de cette escroquerie ? Car escroquerie il y a dans le contrat passé entre le prêteur de cet argent nouveau et l’individu ou la corporation qui l’emprunte.
L’industriel qui emprunte apporte des garanties — une richesse réelle qui est son propre bien. Le corps public qui emprunte apporte comme garantie son pouvoir et sa volonté de taxer ses administrés, hypothéquant donc les propriétés de tous ses ressortissants. Et le banquier, lui, qu’apporte-t-il ? Il fait croire à l’emprunteur qu’il apporte l’argent de la banque, quand il n’apporte que des chiffres sortant de son encrier, dont la valeur, d’ailleurs, ne repose pas sur son encrier, mais sur le travail que produira l’emprunteur lui-même.
L’emprunteur apporte le fruit de son travail, le prêteur n’apporte qu’une écriture ; et c’est le prêteur qui se considère comme devant recevoir une récompense de l’emprunteur. Celui qui n’apporte rien se fera rembourser, outre la somme toute neuve sortie de son encrier, un surplus, appelé intérêt, que l’emprunteur devra arracher de la circulation, mettant d’autres emprunteurs encore plus mal en point pour acquitter leurs propres obligations.
C’est ce qui fait que, globalement, la population du pays est endettée pour de la richesse qu’elle-même, globalement, elle a produite. C’est le fruit de l’escroquerie. Devoir payer, et plus que le prix, pour de la production qu’on a soi-même faite, serait impensable entre individus ; mais c’est le cas entre la population du pays et les créateurs des chiffres qui constituent l’argent moderne.
Ceux qui ont le privilège exclusif de créer l’argent qu’ils mettent en circulation, obligent ceux qui n’ont pas le droit d’y ajouter un seul sou à rapporter quand même plus d’argent qu’il en a été ainsi mis en circulation ; cette opération équivaut à endetter la population pour jusqu’à la fin du monde — à moins que l’on décide à mettre un terme à cette monumentale escroquerie.
Mais l’escroquerie se double d’une extorsion. Extorsion — que voulez-vous dire par là ?
Vous savez sans doute que certaines organisations de gangsters se font une spécialité de rançonner des établissements industriels ou commerciaux ; ils menacent les propriétaires de telle ou telle punition s’ils ne versent pas périodiquement à l’organisation telle somme d’argent, ou tel pourcentage de leur profit.
Mais c’est exactement ce que pratique notre système financier. Il est impossible aujourd’hui de mobiliser une capacité de production quelconque sans argent pour payer les opérations avant de pouvoir vendre le produit. Et toute expansion du système producteur nécessite une expansion du crédit par le système financier. Or, le système financier impose ses conditions ; et si vous n’y consentez pas, il vous condamne à la paralysie.
Le système financier, comme l’extorsionnaire, vous dit : Vous me rapporterez périodiquement telle somme — signez — et si vous refusez de signer, je vous lie les mains, car sans argent vous êtes immobilisé.
La même chose quand il s’agit de corps publics. Vous avez besoin d’un aqueduc ; la construction de l’aqueduc est matériellement possible ; fort bien, signez-moi tel engagement, en vertu duquel, après avoir payé l’aqueduc une fois à ceux qui le construiront, vous me paierez, à moi, un supplément qui peut égaler ou même dépasser le prix de l’aqueduc. Vous ne voulez pas ? Dans ce cas, vous n’aurez pas d’aqueduc, pendant que des hommes continueront à chômer et des producteurs de matériaux à se lamenter de ne pouvoir vendre leurs produits.
Le système financier tient la population sous sa coupe, comme les gangsters extorsionnaires tiennent des établissements sous la leur.
Les producteurs souffrent de mévente de leurs produits, de chômage, de charges financières impossibles à rencontrer. Les consommateurs souffrent de la hausse des prix, de l’insuffisance de pouvoir d’achat. Tous souffrent des taxes greffées sur ce système. Pendant ce temps-là, guerre ou paix, expansion ou récession, le système financier se porte bien... pour les financiers.
Tous les budgets des corps publics comprennent un poste de dépense qui s’appelle « service de la dette ». C’est un item intangible et sacré. On peut comprimer les autres dépenses, les dépenses pour les services publics, ou pour les indigents, ou pour les améliorations réclamées par la population. Mais la somme inscrite au poste « service de la dette » ne peut même pas être soumise à discussion par les élus du peuple. C’est le tribut au maître qui est au-dessus des représentants du peuple lui-même. C’est la rançon à payer pour avoir le droit de vivre.
Avant la Deuxième Guerre mondiale, les Canadiens payaient à ce poste du budget fédéral la somme annuelle de 125 millions de dollars. En 1959 (lorsque cet article a été publié pour la première fois), après avoir fait une guerre pour laquelle eux-mêmes ont travaillé, combattu et qu’ils ont même gagnée, ils devaient payer plus de 600 millions annuellement sous le même chapitre. Et en 2018, les Canadiens ont payé 22 milliards pour ce « service de la dette ». Gagnée, la guerre, gagnée pour qui ? Pour l’extorsionnaire, pour le voleur qu’on n’arrête pas, qu’on respecte, à la porte duquel on se présente chapeau bas, pour mendier le droit de bouger.
Vers Demain a traité ce système de bête malfaisante, de rat malfaisant, présent partout. Il en donne des exemples, les cas foisonnent, puisque le rat est présent partout.
Un ancien maire de Kénogami avait déclaré à l’un de nos congrès, que les contribuables de sa ville avaient payé leur aqueduc trois fois et demi le prix : une fois pour ceux qui l’ont construit, et deux fois et demi pour la permission de l’extorsionnaire. Le rat a coûté deux aqueducs et demi à Kénogami.
Le rat est dans chaque brique, dans chaque planche de votre maison. Il est dans chacun de vos meubles. Il est dans vos habits, dans vos chaussures. Il est dans les remèdes que vous achetez chez votre pharmacien. Il est dans la nourriture sur votre table. Il est dans tous les produits que vous achetez, dans tous les services que vous payez.
Ce rongeur vorace, ce voleur, cet escroc, cet extorsionnaire — la liste de ses méfaits remplirait des volumes. Qui peut dire le nombre de ses victimes, les privations qu’il leur a imposées, les soucis qu’il a causés, les santés qu’il a détruites, les vies qu’il a fauchées, les ravages qu’il a faits au sein des familles, au sein des nations ? Qui peut mesurer les maux engendrés par les crises et les guerres qu’il a suscitées ?
Et pourtant, ce voleur, le plus grand de tous, on ne l’arrête pas ! II a même comme protecteurs et serviteurs les élus du peuple ; et comme défenseurs, des hommes qui devraient être des lumières pour éclairer le chemin, flageller l’injustice et défendre les opprimés.