L'économie dans une crise de finalité

Louis Even le vendredi, 01 mai 1998. Dans Le Crédit Social enseigné par Louis Even

Quand on "perd le nord"

"Finalité" signifie : existence d'une fin, d'un but à poursuivre.

Passer par une crise de finalité, c'est "perdre le nord". C'est ne plus savoir où l'on va. Ou bien, c'est prendre tantôt un chemin, tantôt un autre, sans se préoccuper à savoir si le chemin mène dans la direction du but à atteindre.

Quand c'est l'économie qui perd le nord, toute la vie des hommes, et la vie de chaque homme, en souffre.

La fin de l'économie n'est pourtant pas difficile à découvrir. Si vous demandez à un enfant d'école pourquoi on cultive du blé, il vous répondra : C'est pour faire du pain. Pourquoi on bâtit une maison ? C'est pour loger une famille.

Mais si vous demandez à un entrepreneur pourquoi il batit une maison, ou des maisons, il répondra : C'est pour faire de l'argent. Voilà qui est déjà en angle avec le nord.

Si vous demandez à un économiste pourquoi l'industrie, il risque de vous répondre : C'est pour donner de l'emploi. Pourquoi multiplier et diversifier les industries dans une région ? Afin que tout le monde puisse être embauché.

Qu'est-ce que les Unions ouvrières demandent au gouvernement, et qu'est-ce que les politiciens promettent de réaliser ? L'embauchage intégral.

C'est à croire que la fin de l'économie, c'est de faire travailler les gens, de les embaucher, de les atteler au service d'employeurs qui, eux, ont pour but de faire de l'argent.

Les unions ouvrières, les économistes, les gouvernements ont perdu le nord. Les producteurs aussi ont perdu le nord : ils ne produisent plus pour répondre à des besoins, ils produisent pour faire de l'argent. S'il y a de l'argent à faire, l'entreprise continue ; s'il n'y a plus d'argent à faire, quand même il y aurait encore des besoins à combler, l'entreprise ferme.

Le but de la production

Les biens sont faits pour les besoins. Les besoins, c'est celui qui en a qui les connaît. C'est donc lui qui doit pouvoir dire ce qu'il lui faut ; c'est lui qui devrait dire à la production quoi faire.

Mais comme c'est généralement celui qui a plus de besoins qui a le moins d'argent, c'est lui qui dit le moins à la production quoi faire.

Regardez les pages des grands quotidiens. Y voyez-vous les consommateurs exprimer aux producteurs ce qu'ils attendent d'eux ? Non, c'est le contraire : vous voyez à pleines pages les producteurs dire aux consommateurs ce qu'il faut acheter.

Si l'économie était ordonnée aux besoins, les besoins seraient facilement satisfaits aujourd'hui, car la production moderne est très efficace pour faire n'importe quoi : un berceau ou un cercueil, une épingle à cheveux ou une maison, du pain pour nourrir ou des bombes pour tuer.

Mais avec une fin perdue, on a une économie détraquée. Tous courent après l'argent, et ceux qui commandent l'argent peuvent en faire l'enjeu d'humains qui se disputent et se mordent les uns les autres, comme deux chiens devant un seul os. On a ce que les Anglais appellent une économie de dog-eat-dog.

L'embauchage devenu le "nord"

La fin de l'économique n'est pas du tout de fournir de l'emploi ; c'est de fournir, de livrer des biens là où sont les besoins. Et plus elle le fait rapidement, avec le moins de dépenses de matériaux et de travail, plus elle est parfaite.

Le progrès tend, par soi, à cette fin : produire autant ou plus, avec moins d'accaparement de temps et de labeur humain.

Le premier et le plus direct fruit du progrès doit donc être de libérer les hommes tout en les nourrissant, de leur permettre de se livrer à d'autres fonctions humaines que la seule fonction économique. Mais, parce que producteurs, économistes, unions ouvrières, gouvernements — et même sociologues — ont perdu le nord, le progrès ne libère pas, il crée des problèmes. Il crée le problème d'embauchage, parce que tous ces grands esprits tiennent qu'il faut être embauché pour avoir le droit de vivre. Le progrès désembauchant, le progrès devient un créateur de difficultés.

L'emploi, qui était un moyen lorsqu'il était nécessaire, devient une fin, alors qu'il n'est plus nécessaire en soi. On le rend nécessaire, parce qu'on en fait la condition indispensable pour obtenir les produits dont le flot continue avec moins de labeur humain.

Le nord, c'était la satisfaction des besoins humains. On l'a perdu. La boussole détraquée fait courir vers l'embauchage. L'embauchage est devenu le nord.

Crise de finalité, oui.

Brantz - Douglas - Pie XI

Victor Brantz (qui fut professeur à l'université de Louvain), écrivait (1913) :

"L'Économie politique est la science qui s'occupe des efforts faits par l'humanité pour assurer son existence matérielle et l'améliorer dans la mesure et dans l'ordre du bien."

Victor Brantz n'avait pas perdu le nord. Il savait non seulement respecter la fin propre de l'économie, mais sa subordination à la fin dernière de l'homme.

En octobre 1920, Douglas écrivait, en préface de son livre "Credit-Power and Democracy" :

"La fin d'un système économique, c'est de livrer les biens qui conviennent là où en existe le besoin."

Et parlant à Swanwick en 1924 :

"Le système économique est simplement une des activités fonctionnelles des hommes et des femmes de ce monde... L'organisation économique est d'autant plus efficace qu'elle fournit plus facilement et plus rapidement les besoins économiques, sans empiéter sur d'autres activités fonctionnelles." (Warning Democracy, p. 38)

Douglas n'a jamais perdu le nord.

Le Pape Pie XI définissait la fin de l'organisme économique dans ce passage de "Quadragesimo Anno" (en 1931) :

"L'organisme économique et social sera sainement constitué et atteindra sa fin, alors seulement qu'il procurera à tous et à chacun de ses membres tous les biens que les ressources de la nature et de l'industrie, ainsi que l'organisation vraiment sociale de la vie économique, ont le moyen de leur procurer."

Et il ajoute que "ces biens doivent être assez abondants pour satisfaire aux besoins d'une honnête subsistance et permettre aux hommes de s'élever à un degré d'aisance et de culture qui, usé sagement, aide à l'exercice de la vertu."

La sagesse dans l'usage des biens dépend de chaque individu, une fois qu'il les a obtenus. Mais la production et la répartition de ces biens, pour que tous et chacun en ait une part assez abondante, dépend de l'organisme économique et social. C'est la fin propre de l'organisme économique et social. S'il ne l'atteint pas, dans le monde moderne de production abondante et facile, c'est parce qu'il a perdu le nord.

Une citation de Pie XII

Sa Sainteté Pie XII a plus d'une fois rappelé la fin de l'économie. Entre autres, dans son radio-message de la Pentecôte, le 1er juin 1941 :

"L'économie nationale, fruit de l'activité d'hommes qui travaillent unis dans la communauté nationale, ne tend pas à autre chose qu'à assurer sans interruption les conditions matérielles dans les quelles pourront se développer pleinement la vie individuelle des citoyens."

Tous les mots de cette phrase sont à peser :

L'économie nationale : non pas la nationalisation, la collectivisation, mais la somme des activités économiques de tous les citoyens, de tous les organismes du pays, le fruit du travail d'hommes unis dans une communauté nationale formant une nation ;

Ne tend pas à autre chose : N'a pas d'autre but, c'est sa fin propre, et si on le fait tendre à autre chose, on lui fait perdre le nord ;

Qu'à assurer : non pas promettre, moyennant des conditions qui excluent les citoyens incapables d'accomplir ces conditions, mais assurer, garantir ;

Sans interruption : donc assurer continuellement, non pas seulement quand il y a des vaches grasses ; les besoins humains sont constants, ils ne connaissent pas les taches dans le soleil, ni les "cycles" de la "conjoncture économique", ils ne cessent pas pendant des rajustements de l'embauchage, ni pendant les migrations imposées à la main d'œuvre d'un bout à l'autre du pays ;

Les conditions matérielles : c'est la fin propre de l'économie de voir à de bonnes conditions matérielles, non pas de forcer à l'austérité, ni de prêcher la résignation à ceux qu'elle laisse dépourvus devant des produits accumulés ; une économie en défaut ne se réhabilite pas en envoyant les affamés à l'église au lieu de leur ouvrir des greniers pleins ;

Dans lesquelles pourra se développer pleinement la vie individuelle des citoyens : non pas des conditions permettant un développement rachitique seulement, mais un plein développement ; et un développement de la vie individuelle des citoyens, donc de la vie de chaque personne ; pas une prospérité de l'abstraction collectivité, mais la prospérité matérielle de chacun, permettant à chacun de se procurer d'autre chose que du pain matériel, d'avoir l'esprit libre pour s'appliquer au plein épanouissement de sa vie individuelle.

Voilà qui rejoint bien le tous et chacun de Pie XI. Voilà qui confirme aussi, en l'amplifiant, la définition de Victor Brantz. Voilà qui s'accorde parfaitement avec la doctrine de Douglas, avec les propositions du Crédit Social, pour abattre les entraves artificielles entre les biens et les besoins, pour donner concrètement à tous et à chacun un titre à une part de l'abondante production moderne.

L'économie a perdu le nord. Le Crédit Social l'y ramènerait.

Louis Even

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