L'argent n'est qu'un signe - Les réalités, ce sont les richesses

le mercredi, 01 juin 1994. Dans Crédit Social

Comme l'enseigne Louis Even, l'ar­gent n'est pas la richesse, mais le signe qui donne droit à la richesse. Prendre l'argent pour une réalité, et non un si­gne, entraîne la perversion de toute la vie économique. C'est ce qu'a écrit aussi le philosophe américain Allan Watts, dans son livre "Matière à réflexion", pu­blié en 1972 dans la collection Média­tions, aux Editions Denoél Gauthier, Paris. Voici des extraits du chapitre "La richesse ou l'argent", tirés de ce livre d'Allan Watts :

par Allan Watts

L'argent n'est qu'un symbole

J'aimerais tenter d'expliquer l'obsta­cle majeur qui s'oppose à un progrès te­chnologique bien compris, en dénonçant la confusion fondamentale qui est faite entre l'argent et la richesse.

Vous rappelez-vous la grande crise des armés 30 ? L'économie de consomma­mation était florissante et chacun vivait à l'aise. Du jour au lendemain, ce fut le chômage, la misère, des queues pour re­cevoir du pain gratuitement. La raison ? Les ressources physiques du pays — les cerveaux, les muscles, les matières pre­mières — restaient intactes, mais il se produisit une brusque raréfaction de l'ar­gent liquide, un effondrement des cours. Les experts des problèmes bancaires et fi­nanciers, à qui l'arbre cache la forêt, ont à leur disposition toutes sortes d'argu­ments subtils pour expliquer en détail ce type de désastre.

Plus simplement, ce fut comme si vous étiez venu aider à la construction d'une maison et que, le matin de la crise, le chef de chantier vous avait dé­claré : « Désolé, mon gars, on ne peut pas travailler aujourd'hui. Nous man­quons de millimètres. » — « Qu'est-ce que vous voulez dire par : "Nous man­quons de millimètres" ? On a du bois, on a du métal, on a même des mètres à ruban. » — « D'accord, mais vous ne comprenez rien aux affaires. Nous a­vons consommé trop de millimètres, et il ne nous en reste plus pour conti­nuer... »

Quelques années plus tard les bons esprits affirmaient qu'il était impossible à l'Allemagne d'équiper une armée natio­nale et de s'engager dans une guerre, parce qu'elle ne détenait pas assez d'or.

Ce qu'on ne comprenait pas alors — et qu'on ne comprend toujours vrai­ment pas aujourd'hui — c'est que la réalité de l'argent est de même nature que celle des centimètres, des gram­mes, des heures ou des degrés de lon­gitude. L'argent est un moyen de jau­ger la richesse, mais ce n'est pas, en soi, la richesse. De quelle utilité peut être un coffre rempli de pièces d'or, un portefeuille gonflé de billets de ban­que, à un naufragé abandonné seul sur un radeau ? Ce que réclame cet homme en détresse, c'est un bien réel : une canne à pêche, un compas, un moteur auxiliaire, de l'essence...

Un dividende national garanti

Pourtant, cette confusion très ancien­nement enracinée dans les esprits entre l'argent et la richesse devient aujourd'hui la raison essentielle pour laquelle nous ne permettons pas aux ressources de no­tre génie technologique de produire pour chaque habitant de cette planète des biens de consommation (aliments, vête­ments, objets d'intérieur) en surabon­dance. Or cette possibilité existe. Le ma­tériel électronique, les machines à pro­grammer, les techniques de l'automation et les autres méthodes mécaniques de production de masse nous ont, en prin­cipe, fait accéder à une ère de prospérité où les idéologies politiques et économi­ques d'hier, qu'elles soient de gauche, du centre ou de droite, deviennent tout sim­plement démodées. Finis, les vieux sché­mas socialistes ou communistes qui vou­laient que l'on prenne au riche l'argent qui ferait vivre le pauvre, que l'on fi­nance une équitable répartition du bien-être par la grâce rituelle et défraîchie de la taxation ! Si nous ne nous laissons pas aveugler par le mythe de l'argent, je pré­dis qu'en l'an 2000, ou même avant, plus personne ne paiera de taxe... Chacun re­cevra un revenu de base ou un dividende national garanti, une part au-delà de la­quelle chacun pourra toujours prétendre gagner plus qu'il n'en aura besoin en pra­tiquant un art ou un métier, une profes­sion ou une activité commerciale que l'automation aura épargnés. (Ici le philo­sophe Watts réfère aux ouvrages de l'éco­nonomiste américain Robert Theobald, en­seignant à l'Université de Columbia, qui est en faveur du Crédit Social de Clifford Hugh Douglas).

Des hypothèses aussi provocantes feront lever évidemment les mêmes questions indignées : « Mais d'où vien­dra l'argent ? » et « Qui donc paiera la note ? » Mais le fait est que l'argent n'est pas de même nature que le bois de charpente, le fer ou la force hydro­électrique ; il ne vient et n'est jamais venu de nulle part. Répétons-le : l'ar­gent est un moyen de jauger la riches­se. Nous avons donc inventé l'argent, au même titre que nous avons inventé l'échelle thermométrique Fahreineit ou le système de mesure « avoirdupoids ».

Par opposition à l'argent, la véritable richesse est une somme d'énergie, d'intel­ligence technique et de matières premiè­res. L'or lui-même n'est qu'une richesse que s'il sert à des fins pratiques : combler une dent, par exemple. Dès qu'on l'utilise comme valeur monétaire et qu'on l'enfer­me dans des coffres ou des chambres for­tes, il ne peut plus servir à rien d'autre, il sort du circuit des matières premières, donc des véritables richesses...

Crédit public = crédit social

On suppose d'habitude qu'un pays fortement endetté dépense plus que ne lui permet son revenu national et glisse vers la misère et la ruine, mais l'on ne tient pas compte de l'importance considé­rable de ses ressources en énergie et en matières premières. C'est encore confon­dre le symbole et la réalité, en donnant ici prise au pouvoir maléfique du mot « dette » que l'on entend au sens d'« endet­tement ». Or une dette publique devrait logiquement s'appeler un crédit public. Lorsqu'il ouvre un crédit public, un pays donné se crée un pouvoir d'achat, des moyens de distribuer ses biens réels de consommation et de faire fonctionner ses services, toutes choses qui offrent une va­leur beaucoup plus grande que n'importe quelle réserve de métal précieux....

Le philosophe essaie d'atteindre les évidences les plus fondamentales. Il voit l'humanité gâcher des richesses ou les a­masser de façon stérile, faute de posséder des signes purement abstraits qu'on ap­pelle dollars, livres ou francs.

La folie du plein emploi

À partir de cette donnée très sim­ple ou, si vous préférez, enfantine, je constate que la technologie admirable que nous avons créée permet un ap­provisionnement et une distribution de biens qui requièrent un minimum de travail humain. N'est-il pas évident que la raison d'être du monde des ma­chines, c'est de débarrasser l'homme du fardeau du travail ? Quand il n'est plus assujetti au travail qu'exige la production des biens essentiels, l'hom­me a des loisirs, du temps à consacrer à la découverte enrichissante de nou­velles expériences, de nouvelles aven­tures. Mais avec l'aveuglement qui ca­ractérise ceux qui ne savent pas distin­guer entre le symbole et la réalité, no­tre époque accepte que le monde des machines libère les individus du tra­vail, non au sens où il leur donne en échange des loisirs mais au sens où il les laisse démunis d'argent et à la mer­ci d'une aumône humiliante des ser­vices publics...

Même un enfant devrait comprendre que l'argent est un moyen commode pour supprimer le troc, de telle sorte qu'il n'est pas besoin d'emporter au marché des pa­niers d'œufs ou des tonneaux de bière pour les échanger contre de la viande ou des légumes. Mais si tout ce que vous a­viez à échanger était votre énergie physi­que ou mentale, celle absorbée par le travail qu'effectuent aujourd'hui les machines, le problème se poserait alors ainsi : que feriez-vous pour gagner votre vie ? Comment le producteur trouverait-il des consommateurs pour ses tonnes de beurre ou de saucisses ?

L'unique solution de bon sens con­sisterait, pour la communauté, à s'ouvrir un crédit, sous forme de liquidités, en ré­munération du travail effectué par ses propres machines. Cette solution permet­trait aux produits manufacturés d'être convenablement distribués, à leurs pro­ducteurs et à leurs propriétaires d'être suffisamment bien payés pour qu'ils in­vestissent dans de nouvelles machines, plus grandes et plus perfectionnées. Et, pendant ce temps, l'accroissement des ri­chesses proviendrait de l'énergie mécani­que et non des opérations rituelles sur l'or...

Allan Watts

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