En marge d’un mot

le samedi, 15 février 1941. Dans Crédit Social

Inepties

Depuis quelque dix ans, il est un mot qui, dans le vocabulaire "officiel", a servi de désignation commode aux anomalies d'un système économique fonctionnant à l'envers.

C'est le mot CRISE.

En explication de ce mot, d'autres sont venus se joindre, dont le plus usité a été le mot "Surproduction".

Selon les savants de la vieille école, il paraîtrait donc que, s'il y a, un peu partout, des gens qui souffrent d'insuffisance d'alimentation, de vêtement et de logement, c'est précisément parce qu'il y a trop de quoi se nourrir, se loger, se vêtir !

Étrange ironie des choses. Il appartenait à notre siècle, si prodigieux sous tant de rapports, de trouver une formule aussi renversante pour expliquer les désordres de l'époque.

Que cette formule se répète inconsidérément par des profiteurs à courte vue, il ne faut pas trop s'en étonner. Mais qu'elle se répète encore plus inconsidérément par ceux qui aux divers points stratégiques de notre société moderne ont pour mission de coordonner l'activité générale en vue du bien commun, il y a là quelque chose qui dépasse la compréhension ordinaire.

Et c'est à se demander si, en étroite association avec l'organisation tentaculaire qui a opéré la concentration des richesses au bénéfice d'un petit groupe et au détriment des masses, il n'y aurait pas une organisation occulte qui s'occuperait de paralyser, de ligoter et de museler nos personnages d'importance sans que ceux-ci ne s'en rendent trop compte.

Car les faits, envisagés objectivement, ne nous laissent guère d'autre conclusion possible.

Que font les têtes dirigeantes ?

Depuis dix ans, nous assistons à la faillite d'un système anti-humanitaire et anti-chrétien. Pendant que, partout, les produits s'empilent et que les forces productives s'immobilisent, les masses sont plongées dans le paupérisme et la misère, faute de quoi se procurer les nécessités et les commodités de la vie.

Notre société moderne, obéissant en cela à une loi aussi vieille que l'origine même de la société, n'agit ou ne réagit que par l'impulsion qu'elle reçoit de ses têtes dirigeantes.

Or il est regrettable d'avoir à le dire, nos hommes dirigeants ne dirigent plus grand'chose. Possesseurs tout au plus de quelques titres honorifiques, ou occupant quelques fonctions nominales, ils se démènent occasionnellement afin de donner au public l'illusion qu'ils sont encore là. Quant à penser, réfléchir, étudier, agir, ou réagir, point.

La petite politique en a dévoyé le plus grand nombre, remplaçant par de petits gestes inconséquents et des phrases vides de sens ce que la vraie politique exige. Ceux qui n'ont pas marché en rond sont restés scrupuleusement à l'écart, sous prétexte que la politique était pourrie et qu'il fallait s'en abstenir. Au lieu de réagir comme des hommes qui comprennent la nécessité de l'effort, ils se sont contentés d'enregistrer, par-ci par-là, de petites protestations sans nul effet, espérant en d'impossibles miracles pour remédier aux désordres qu'ils n'avaient pas le courage de corriger.

L'édifice social craque maintenant de toutes parts. Des forces subversives montent à l'assaut. Figés en des postures conformistes, ceux qui commandent l'attention populaire feignent de n'en rien voir, et continuent à bredouiller de vagues considérations sur l'intangibilité du libéralisme économique.

Et les directives pontificales ?

Les directives impérieuses données au monde, dès le début de la... crise, par Sa Sainteté le Pape Pie XI dans son encyclique Quadragesimo Anno, n'ont reçu jusqu'ici qu'un intérêt plutôt académique.

Et pourtant, le document pontifical était bien catégorique. Après avoir dénoncé, en termes qui ne laissent aucune équivoque, la concentration abusive des richesses, le Pape presse d'y apporter un redressement, blâme l'inaction des chrétiens et ajoute :

"Ceux-là surtout méritent d'être condamnés pour leur inertie, qui négligent de supprimer ou de changer des états de choses qui exaspèrent les masses et préparent ainsi la voie au bouleversement et à la ruine de la société."

Qu'est-ce à dire, sinon qu'un devoir incombe à ceux dont la formation intellectuelle et la situation sociale permettent de travailler au bien commun ? Or, qu'en a-t-il été depuis que le Pape Pie XI a explicitement proclamé qu'il fallait "tout mettre en œuvre" pour effectuer une meilleure répartition des richesses ? Dix ans ont passé. La concentration des richesses a marché à une allure toujours plus vive. Le prolétariat est devenu le lot commun. Et les masses sont peu à peu gagnées par un doute profond à l'égard des institutions existantes.

Qu'ont fait durant ce temps ceux qui se décorent pompeusement du nom d'élite ? Des discours de circonstances, ronflants de rhétorique, mais affreusement vides de substances ; des évocations de grands souvenirs, afin de masquer notre déchéance présente ; des invites à l'aumône, afin de conserver à notre société en décadence païenne un semblant de charité chrétienne.

L'étude en vue de l'action

C'est pour obéir aux directives pontificales, et pour obvier dans la mesure du possible à la carence d'une élite capable de penser et d'agir, que des groupes se sont formés un peu partout, dans notre province et ailleurs, afin d'étudier les problèmes économiques de notre époque et de ce qui en constitue le point capital : la monnaie. Puis de l'étude, passer à l'action.

Ceux qui se livrent à l'étude n'ont pas la prétention de croire à la découverte facile de quelque formule magique. Mais ils pensent bien que dans un pays comme le nôtre, où les facilités de production permettent l'abondance, les problèmes qui se posent sont des problèmes de distribution de cette abondance.

Dans le même ordre d'idées, ceux qui se livrent ainsi à l'étude de nos problèmes économiques ne voient rien qui puisse justifier un tant soit peu l'inanition plus ou moins lente de tant de familles de chômeurs, alors que les entrepôts ordinaires ne suffisent plus à loger le blé de nos récoltes.

Et toujours dans le même ordre d'idées, ceux qui étudient un peu nos problèmes économiques en viennent à conclure que le mot CRISE, autour duquel un tas de faux savants nous ont entortillé tant de théories abracadabrantes, aurait mieux servi à désigner l'irresponsabilité et l'incurie de ceux qui avaient à diriger notre société moderne et à adapter le système économique aux besoins de notre époque.

En appliquant ainsi le mot CRISE, on n'a pas tout à fait tort.

Val-d'Or.

   Émile ROULEAU

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