Il y a quelques semaines, deux hommes se rencontraient quelque part sur l'Océan Atlantique. À la suite de leur entrevue, tous les journaux de tous les pays du monde publiaient les huit points du programme Roosevelt-Churchill.
La presse, en général — du moins celle des démocraties — a parlé de la "rencontre historique des deux plus grands chefs politiques de l'heure et a voulu tirer des huit points, non seulement les buts de guerre des alliés, mais l'orientation de l'ordre universel de demain, la charte mondiale de la civilisation d'après-guerre. Les huit points prendraient figure de Tables de la Loi de l'ordre nouveau, présentées au monde, devant le vieux continent en feu, par Messieurs Winston Churchill et Franklin-Delano Roosevelt.
Nous voulons bien nous incliner devant les décisions que ces deux hommes d'état jugent opportunes pour gagner la guerre dans laquelle est engagé le peuple britannique. Ils sont situés pour s'en occuper. Nous ne voyons que des armées qui s'entre-choquent, des hommes qui s'entretuent. Eux connaissent mieux ce qui se passe derrière la scène, dans les ambassades officielles et dans les coulisses moins officielles où se trament des ententes, des alliances, des combines ou des ruptures qui entraînent dans leur jeu le sacrifice de millions de vies humaines.
Nous leur abandonnons ce domaine fermé et les croyons experts, l'un pour galvaniser les énergies d'un peuple aux prises avec la pire menace de son histoire ; l'autre pour faire évoluer graduellement l'opinion d'un grand peuple pacifique, tranquille et riche, de son isolationisme traditionnel à la participation complète.
Mais nous refusons de saluer dans ces chefs du jour — même s'ils ont absorbé la mœlle de la philosophie maçonnique dans les loges dont ils ont atteint les sommets — nous refusons de saluer en eux les hérauts de l'ordre nouveau d'une humanité purifiée.
Il nous semble que, dans le Canada français au moins, on n'a pas besoin de chercher des phares, des directives — pas même des sauveurs dans des milieux au-dessus desquels devrait nous placer notre formation religieuse et philosophique.
La succession des événements qui se pressent dans l'espace d'une seule génération devrait pourtant nous ouvrir un peu les yeux. Qu'est-ce que les paroles encadrées et les brillantes promesses des maîtres de la politique, soit à Londres, soit à Washington, soit même à Ottawa ou à Québec, ont donné à la grande multitude qui souffre en plein progrès, depuis que nous avons l'âge de réfléchir ?
Ces gens peuvent s'y entendre pour conduire une guerre, mais ils restent certainement de piètres bâtisseurs d'un ordre chrétien, ou même simplement humain.
Aussi, au lendemain des rencontres et des discours, nous voyons fort bien des mesures rapides et vigoureuses prises pour contenir, repousser ou devancer l'adversaire sur les vastes champs de bataille de l'Europe et des océans. Mais nous cherchons en vain la moindre mesure contre le système d'endettement, d'appauvrissement et d'asservissement qui sévit au-dedans même de nos frontières.
Nous constatons une invasion de l'Iran ; mais où est l'invasion des régions occupées et saignées par la dictature de l'argent ? Au contraire, les dettes, qui assurent la perpétuation de l'esclavage économique, augmentent à mesure qu'augmentent nos efforts pour la défense de la liberté.
Ces réflexions n'ont point pour objet de critiquer les décisions que prennent Churchill et Roosevelt dans leurs pays respectifs, ni celles qu'a prises ou pourra prendre notre gouvernement au Canada, pour poursuivre la guerre. Nous voulons seulement dire qu'il serait illusoire de compter, pour construire le monde d'après-guerre, sur les mêmes méthodes et les mêmes hommes qui nous ont donné ou laissé le chaos économique d'avant-guerre.
Nous ne pouvons attendre de ces hommes et de ces méthodes que la continuation du chaos, ou des simulacres de redressement dans le sens d'une enrégimentation, d'une bureaucratisation, d'un fonctionnarisme étendu qui feront d'une masse grandissante de citoyens des employés de l'État, devant immoler leur liberté de parole et de mouvement, leur dignité d'homme pour avoir le droit à un gagne-pain. C'est d'ailleurs commencé.
♦ ♦ ♦
Sur quoi et sur qui donc compter pour demain ?
Ce n'est pas aux lecteurs et étudiants de VERS DEMAIN qu'il faut l'apprendre.
Il peut paraître prétentieux, de la part de gens qui n'ont jamais pratiqué la politique, d'écrire, de parler, d'organiser, comme s'ils avaient mission de conduire demain la barque de leur pays, de leur province.
Ce n'est point exactement ainsi que nous l'entendons. Nous ne concevons pas la politique à la manière des partis, pour qui elle consiste dans la conquête du pouvoir et l'accaparement du patronage et des faveurs. Nous la concevons comme la poursuite du bien commun, à laquelle tous les intéressés doivent participer selon leurs aptitudes et selon la place qu'ils occupent dans la hiérarchie d'un peuple qui a pris conscience de lui-même et décidé de voir à ses affaires.
Lorsque nous déclarons que des catholiques, connaissant la valeur et la destinée de la personne humaine et au courant de la doctrine sociale de l'Église, devraient être mieux à même de travailler à l'établissement d'un ordre politique et économique sain que les frères en Hiram, même rendus au trente-troisième degré de leur ordre, nous ne prétendons pas que la religion puisse dispenser de la technique dans l'administration d'un pays. Jacques Maritain écrit :
"Il ne suffit pas d'être pieux, juste et saint pour être un bon politique. Il faut encore la connaissance des techniques utiles au bien commun... Il ne suffit pas d'être juste pour être un bon politique, mais la justice est une condition nécessaire de toute bonne politique comme telle ; à tel point que, selon saint Thomas d'Aquin, il est nécessaire que le prince, pour bien gouverner, soit bonus vir purement et simplement, un homme vertueux sur toute la ligne."
VERS DEMAIN rappelle, à l'occasion, cette nécessité de la vertu, de la morale dans la politique, insistant sur la pureté de l'objectif et la purification des moyens.
Mais VERS DEMAIN travaille aussi à préparer les techniciens de la politique de demain. Cela peut faire sourire ceux qui croient que rien ne peut sortir de bon de Nazareth, et qu'en politique, seuls méritent attention les oracles de ceux que l'argent, la cabale et de lâches concessions ont hissés devant leurs semblables.
Laissons sourire, laissons dire, laissons même hurler ceux qui y trouvent du plaisir, et continuons de former des bâtisseurs.
Les Caisses Populaires ont démontré que des gens ordinaires, de simples cultivateurs, des journaliers, des pêcheurs, lorsqu'ils s'y décident avec intelligence, sont capables d'être leurs propres banquiers. Les coopératives de production, de vente, de consommation, ont démontré que ces mêmes gens du peuple sont capables, lorsqu'ils décident d'y voir, d'être leurs propres organisateurs de fabrication, leurs propres marchands, même leurs propres importateurs et exportateurs.
Il reste à démontrer que les citoyens ordinaires, lorsqu'ils décident d'étudier la chose publique et de s'organiser selon des lignes de coopération, non plus de division, sont capables d'être leurs propres politiciens.
C'est à cela que travaillent avec ténacité — et non sans un progrès remarquable — le journal VERS DEMAIN et l'Institut d'Action Politique issu de VERS DEMAIN.
Les choses véritablement grandes, les transformations profondes et durables ont-elles jamais fait beaucoup de bruit autour de leur berceau ? Les saints, qui sont les plus grands artisans de l'ordre sur la terre, sont rarement remarqués avant leur mort. Le Sauveur du monde naquit dans une étable, resta caché pendant trente années et à peu près incompris durant les trois autres ; Il tira les piliers de son Église des cabanes de pauvres pêcheurs ; l'Église naissante dut se cacher pendant trois siècles. Et cependant où trouver, sur notre vieille planète, institution aussi féconde et aussi durable ?
Que ces pensées soutiennent et animent nos humbles et obscurs collaborateurs dans l'organisation de la plus belle et de la plus pure entreprise politique de notre époque.