Ce brillant article a été écrit en 1961, par Louis Even. Les chiffres sont donc de ces années-là, quand il parle de 300,000 chômeurs. Cet article devrait être lu et relu par tous nos ministres et députés fédéraux et provinciaux.
Chaque année, généralement au printemps ou au début de l’été, les gouvernements produisent ce qu’on appelle «le budget».
Le budget, c’est l’estimé prévu des recettes d’une part, des dépenses d’autre part.
Aux termes du système financier actuel, il faut que le budget soit «équilibré» — c’est-à-dire que les dépenses ne doivent pas dépasser les recettes. Sinon, il y aura déficit. Et déficit veut dire endettement, dont la charge pèsera sur le budget ou les budgets à venir.
Au premier abord, cette exigence de l’équilibre des budgets paraît indiscutable. Elle l’est si on assimile les budgets publics à des budgets individuels. Un individu ne peut pas, à moins de s’endetter, se permettre plus de dépenses que de recettes.
Un individu ne pouvant ni fabriquer l’argent, ni en ordonner la fabrication, tout l’argent dont il peut disposer pour ses dépenses doit lui venir de quelque source: salaire s’il est embauché; profits s’il est dans les affaires; revenus de placements, etc. Il ne peut donc pas longtemps se permettre un régime de dépenses dépassant le régime de ses recettes.
Mais le cas d’un gouvernement est-il bien le même ? Oui, répondent ceux qui ne pensent qu’en termes d’argent. Non, affirment ceux qui pensent plutôt en termes de réel.
Le budget national, par exemple, c’est évidemment le budget de la nation, non pas celui de monsieur Untel, ministre des Finances. C’est pour des fins concernant la population dans son ensemble que seront faites les dépenses prévues au budget. C’est d’ailleurs à la population dans son ensemble que s’adresse le gouvernement pour obtenir les moyens de rencontrer ces dépenses.
Mais comme c’est aussi la population, dans son ensemble, (sauf pour les produits ou services importés) qui fournira ce qu’il faut pour les réalisations prévues, on est en droit de se demander à quel titre on taxe financièrement la population pour ce qu’elle produit elle-même.
Revenons au cas d’un individu. Pierre est cultivateur. S’il veut se procurer, disons un tracteur ou une voiture, il devra certainement obtenir de quelque source, par la vente de ses produits par exemple, l’argent nécessaire pour payer le tracteur, la voiture. Mais si ce sont des pommes de terre qu’il veut sur sa table, va-t-il s’obliger à attendre de l’argent avant de prendre des pommes de terre dans sa cave, ou avant d’agrandir son carré de pommes de terre quand il reste beaucoup d’espace libre dans son champ?
Pierre peut être soumis à la nécessité de l’argent pour les choses qu’il ne peut produire, ou pour les choses qu’il omet de produire parce que toute sa ferme serait déjà utilisée pour d’autres choses. Mais certainement pas pour l’utilisation de disponibilités qui lui appartiennent. Il serait impensable que Pierre doive se priver devant ces disponibilités, ou s’endetter pour avoir le droit de s’en servir, ou renoncer au lait de ses vaches comme condition pour sortir des pommes de terre de son champ.
C’est pourtant une absurdité semblable qu’on érige en dogme quand il s’agit de la nation, ou de la province. La province de Québec, par exemple, peut très bien fournir toute la main-d’œuvre et autres éléments nécessaires à l’exécution du programme de voirie 1960-61, tout en demeurant capable de maintenir le flot de produits de consommation qui alimente les magasins. Pourquoi, alors, soustraire aux individus de l’argent dont ils ont besoin pour se procurer les produits de consommation, sous prétexte d’avoir de quoi procéder aux travaux de la voirie?
— Mais il faut bien payer ceux qui vont travailler sur la route!
— Certainement, et cela veut dire leur donner, en récompense de leur travail, un titre à des biens qui les attendent dans les magasins. Craint-on qu’il n’y aura pas assez de ces produits pour les travailleurs de la route à moins de forcer la population à s’en priver pour la quantité qui ira aux travailleurs de la route?
Si la production totale de biens de consommation était menacée d’épuisement, on pourrait songer à diminuer la part des uns pour en avoir pour les autres. Mais tant que ce n’est pas le cas, le rationnement est une stupidité. C’est ce rationnement-là qu’on pratique en taxant le privé pour le public. Cela équivaut à prendre dans l’assiette de Jean pour mettre dans l’assiette de Jacques, alors que la marmite est pleine à déborder.
La marmite est pleine à déborder quand il y a plus de 300,000 chômeurs dans la province de Québec, quand il y en a près d’un million (enregistrés ou non) dans tout le Canada.
Un budget, national ou provincial, conforme au réel, doit s’établir d’après les services et travaux publics demandés par la population, et que la population est capable de fournir sans mettre à mal la production de biens privés. Cela se conçoit en termes de capacité de produire — en possibilités de trouver de la main-d’œuvre, les matériaux et autres choses nécessaires aux projets et services publics.
Par exemple, si, pour répondre à une demande du public, on envisage au budget de la voirie la construction de 100 milles de route, la question à poser n’est pas: «A-t-on l’argent pour construire la route ?» On ne construit pas une route avec de l’argent, mais avec du travail et des matériaux. La question à poser est donc: «Peut-on trouver assez de main-d’oeuvre et de matériaux pour construire ces 100 milles de route ? Peut-on employer à la route cette main-d’oeuvre et ces matériaux, sans que soit diminuée la production de carottes, de pommes de terre, de beurre, de viande, de vêtements, de chaussures, etc. ?»
Si la réponse est oui, alors rien n’empêche de construire la route, sans pour cela enlever aux citoyens une partie de leurs moyens de se procurer carottes, pommes de terre, beurre, viande, vêtements, chaussures, etc.
Si la réponse était: «Non, le pays n’est pas capable de continuer à fournir autant de choses pour les magasins quand tant de bras sont occupés à la construction de la route» — alors il faudrait choisir entre renoncer à la route ou renoncer à se procurer autant de choses qu’auparavant en fait de nourriture, vêtements, etc. Ou encore, ne faire que 40 ou 50 milles de route — toujours selon les possibilités réelles. Les représentants du peuple ont à juger, mais juger en termes de capacité de produire, et non pas en termes de capacité de taxer, capacité de trouver de l’argent.
La question de moyens de payer ce qu’on est capable de produire est une question de comptabilité, et non pas une question d’interdire le droit aux produits qui s’offrent plus vite qu’ils s’écoulent.
L’incapacité de payer en face de la capacité de produire est la manifestation d’une comptabilité fausse.
La soumission d’un gouvernement à cette comptabilité fausse est une servilité à la fois bête et criminelle. Bête, parce que les gouvernements passent leur temps à se casser la tête devant des problèmes purement artificiels. Criminelle, parce que c’est mettre la population en pénitence devant sa propre richesse.
Les taxes et impôts, dans ces conditions, sont des impôts de servitude. C’est admettre la soumission de la population à la tyrannie des contrôleurs du crédit, des contrôleurs d’une chose qui appartient à la population elle-même.
Le gouvernement est déjà l’esclave du système, en ne recourant pas à des émissions de crédit pour mettre en œuvre des disponibilités productives inutilisées. Il se fait une deuxième fois l’esclave du système quand pour financer ses services et projets publics, il demande aux individus de l’argent qui est sous la dépendance des banques.
Quelle que soit, en effet, la source d’où l’individu a obtenu son argent, cet argent provient, en premier lieu, du système bancaire, à titre de prêt à rembourser. C’est de l’argent en transit, entre sa sortie du système bancaire et sa rentrée au système bancaire. Et sa durée entre les mains des individus est déterminée par les conditions imposées par les banques. Le rythme de remboursement peut être accéléré à leur gré.
Pourquoi la Banque du Canada n’est-elle pas ce qu’elle devrait être — une banque des Canadiens, pour les servir financièrement dans la mesure où ils produisent eux-mêmes la richesse de toute sorte, publique ou privée ?
Pourquoi, devant la carence du gouverne-ment fédéral, le gouvernement provincial n’établit-il pas un Crédit-Québec, pour financer tout ce que la population de la province de Québec est capable de fournir en fait de richesse réelle, publique ou privée ?
Pourquoi, à Ottawa ou à Québec, soumet-on les réalités aux décisions de financiers, au lieu de soumettre la finance aux réalités, réalités choses et réalités besoins humains ?
Les gouvernements sont élus par le peuple (apparemment au moins). Quand cesseront-ils d’être les défenseurs du temple de Mammon, les agents de Mammon immolant à ce dieu les populations dont ils ont la charge ?