Argent vicié

Louis Even le jeudi, 01 août 1940. Dans Le Crédit Social enseigné par Louis Even

Le pire vice d'un individu, d'une institution, d'un instrument, c'est d'aller contre sa fin propre.

Un breuvage est fait pour désaltérer : c'est le vicier que s'en servir pour empoisonner.

Un couteau existe pour plusieurs fins utiles, mais certainement pas pour enfoncer dans le dos de son voisin.

Un homme qui ne vit que pour manger, boire, dormir et se vautrer prévarique sa destinée.

Un cheval ne serait pas à sa place blotti au coin du feu, pas plus qu'un chat ne serait à la sienne attelé à une charrue.

Que diriez-vous d'un homme qui emploierait ses mains pour marcher et ses pieds pour travailler, ou qui voudrait digérer avec sa tête et penser avec son estomac ?

Demandez-vous maintenant quelle est la fin propre de l'argent. Pourquoi l'argent fut-il inventé ?

Il nous semble que ce fut pour faciliter les échanges. Pour permettre plus facilement à des individus vivant en société et se spécialisant dans des occupations diverses de passer aux autres ce qu'ils font eux-mêmes de plus que pour leurs besoins, et d'obtenir en retour ce que les autres font et qu'eux-mêmes ne font pas.

L'échange direct est difficile, impossible même. Il y a déjà quatre mille ans que les Égyptiens trouvaient le troc un moyen encombrant et désuet.

L'argent y remédie. J'élève des animaux. Je puis disposer d'un bon taureau, et j'aimerais en retour des bottes pour moi, un chapeau pour ma femme, des leçons de piano pour ma fille, des cours privés pour mon garçon, quelques poches de farine et de sucre et un week-end pour ma famille dans les Laurentides. Comment, si l'argent n'existe pas, vais-je opérer la transaction ? Sûrement pas en débitant mon taureau en morceaux plus ou moins gros, pour les répartir entre les différents producteurs des marchandises ou des services que je réclame en échange.

La vente du taureau à un agriculteur qui en a besoin, pour cent dollars, disons, et la division et la répartition des cent dollars à volonté pour me procurer, au lieu et à l'heure que je voudrai, les biens que je désire, réglera admirablement le problème.

L'argent existe pour cela, oui. De cette fonction d'instrument d'échange découle celle de mesure des valeurs.

Mais comment, en vertu de quel principe, l'argent est-il devenu une arme et une puissance ?

Voici deux hommes. L'un, vertueux, laborieux, honnête, possède à un degré remarquable les quatre vertus cardinales et toutes celles qui leur font cortège. Mais d'argent, point. Notre homme est pauvre comme du sel. Appelons-le Marcel.

L'autre, tête assez creuse et cœur entièrement vide, ne se soucie ni du monde spirituel ni des autres membres de l'espèce humaine. Mais il regorge d'argent. Félix est son nom.

Lequel, Marcel ou Félix, commande l'attention ? Lequel attire les égards des hommes publics ? Des droits duquel se préoccupe-t-on ? Lequel compte pour ceux qui font les lois ? Lequel a du poids près des hommes politiques ? Près des chefs de partis ? Près des gardiens de la caisse électorale ? Lequel, s'il enfreint la loi, ira méditer à l'ombre ?

Est-ce donc l'argent qui confère l'honorabilité, le respect, la puissance ? L'argent fut-il inventé pour cela ?

Un homme doit-il s'évaluer à sa compétence, à sa droiture, ou à la grosseur de son portefeuille ?

Non seulement l'homme est-il évalué d'après son argent aujourd'hui ; mais nous tromperions-nous beaucoup en disant qu'on préfère l'argent à l'homme ? Posez la question à un trésorier provincial : Qu'aime-t-il mieux voir entrer dans son bureau — un chèque d'un million ou un chômeur ?

On se rappelle la scène de l'Évangile : Au tronc du Temple, des hommes faisaient beaucoup de bruit avec leurs pièces d'or et une veuve glissait silencieusement un gros sou. On sait le jugement du bon Maître. Mais comment pensait la foule ? Et qui, des cousus d'or ou de la veuve pauvre, comptait dans les conseils de la nation ?

Après vingt siècles, l'argent n'est pas encore christianisé.

Il arrive parfois de comparer dans les statistiques, le nombre des chrétiens et le nombre des idolâtres qui restent encore sur la terre. Nous croyons que les statistiques sont très mal faites. Le nombre des idolâtres est beaucoup plus considérable qu'on le rapporte.

Mais voilà. Ce n'est plus devant des statues qu'on se prosterne, c'est devant un compte de banque. Et, comme autrefois, cette idolâtrie a ses pontifes, ses temples, ses rites. Comme autrefois aussi, elle a les gouvernements civilisés pour la protéger et pour punir ceux qui veulent la détrôner.

Louis Even

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