Nous n’en sommes pas à notre première citation du passage suivant de l’Encyclique “Quadragesimo Anno” :
“L’organisme économique et social sera sainement constitué et atteindra sa fin, alors seulement qu’il procurera à tous et à chacun de ses membres tous les biens que les ressources de la nature et de l’industrie, ainsi que l’organisation vraiment sociale de la vie économique ont le moyen de leur procurer.”
Nous savons si les ressources de la nature et de l’industrie sont capables aujourd’hui de procurer des biens : c’est un lieu commun de le répéter. Le texte porte “tous les biens que la nature et Il ne dit pas “une partie des biens”. Ne dispenser qu’une partie des biens quand les besoins même premiers ne sont pas satisfaits est certainement aussi inhumain qu’absurde. Si le système économique et social est tel qu’il distribue TOUS les biens dont la production est rendue possible par le travail et l’application de la science, on trouvera qu’il y a réellement abondance pour tous. Aussi la phrase citée est-elle suivie de cette autre :
“Ces moyens doivent être assez abondants pour satisfaire aux besoins d’une honnête subsistance et pour élever les hommes à ce degré d’aisance et de culture qui, pourvu qu’on en use sagement, ne met pas obstacle à la vertu, mais en favorise singulièrement l’exercice”.
Nous ne nous attarderons pas à faire le procès du système économique et social qui nous régit au Canada, comme ailleurs ; nous prierons simplement ceux qui veulent s’instruire et s’édifier de visiter les familles du centre du vieux Montréal, ou de Saint-Henri, ou d’Hochelaga, ou de Saint-Michel, ou que d’autres encore, dans la métropole, dans les autres villes, dans nos villages, dans nos campagnes, et de venir faire rapport sur le degré d’abondance qu’ils auront constaté. Qu’ils ne manquent pas, au cours de leurs pérégrinations, de consoler ceux à qui l’honnête subsistance est refusée, en leur montrant les nombreuses découpures de journaux où l’on vante la reprise économique, le retour à une prospérité sans précédent, etc.
— Mais il y en a d’autres qui vivent bien, qui, sans être dans le luxe, coulent sans trop de cahots une vie d’aisance et de culture raisonnables.
— Soit. Cet “il y en a d’autres” ne comprend pas tout le monde, n’est-ce pas. Cet “il y en a d’autres”, au lieu de corriger les conditions lamentables des destitués, sert plutôt de protection au régime ; il amortit les plaintes qui partent d’en bas au lieu de leur faire écho et de les transmettre où elles devraient atteindre. Le “je suis content de mon sort et je ne me tracasse pas des autres” est le type asocial trop fréquent qui permet la perpétuation du régime antisocial qui ternit la chrétienté moderne.
L’encyclique ne demande pas que l’organisation économique procure les biens à quelques-uns de ses membres, ni à plusieurs de ses membres, pas même à la plupart ou à la presque totalité de ses membres — mais à tous et à chacun.
Cette doctrine n’est pas d’hier. Les Pères de l’Église l’ont enseignée. Quelle application réaliste ces paroles de saint Basile ne trouvent-elles pas si on les adresse à la société dont nous sommes membres : “C’est le pain de l’affamé que tu détiens, le vêtement de celui qui est nu que tu renfermes dans ton armoire, la chaussure de celui qui va nu-pieds qui moisit chez toi, l’argent de l’indigent que tu possèdes enfoui.”
Saint Thomas a explicitement exprimé que la satisfaction du nécessaire absolu, non seulement des membres de sa famille, mais des étrangers, passe avant la satisfaction du nécessaire relatif ou du nécessaire de condition de ceux qui possèdent. Il est facile, avec le développement de la technique moderne, d’accomplir ce devoir socialement, sans appauvrir ceux qui sont dans l’aisance, sans que ceux qui doivent vivre “selon les convenances de leur état” aient besoin de s’en départir.
“Entre le mien et le tien, dit Georges Renard, il y a le nôtre. Ce droit des autres, qui pèse sur mon droit comme une sorte d’hypothèque sociale, peut devenir un droit individuel : c’est le cas de la misère extrême. Le droit à la vie prime le droit de propriété, et si le riche refuse l’aumône au misérable qui meurt de faim, celui-ci a le droit de prendre, et il n’y a là ni vol ni rapine. Mais normalement, ce droit des autres est un droit social, c'est-à-dire dont l’exercice est réservé à celui qui a charge de la communauté”. (Sept, numéro du 16 juillet 1937)
Nous résumons ces idées en disant, en style profane, que, dans un système économique véritablement humain, tout le monde doit avoir le nécessaire avant que certains aient plus que le nécessaire. Si l’agriculture et l’industrie ne pouvaient fournir le nécessaire à tous, le cas serait différent, car vous ne pouvez imposer à ceux qui n’ont eux-mêmes que le strict nécessaire le devoir de combler l’indigence des autres. Mais il y a des hôpitaux d’aliénés pour traiter ceux qui prétendraient que le Canada n’est pas capable de garantir le nécessaire à chacun de ses onze millions d’habitants ; s’il en était ainsi, le cas de pays naturellement moins riches et immensément plus peuplés serait désespérant. Si l’enfant qui naît au Canada ne peut être assuré des choses nécessaires à sa subsistance, il faut en blâmer l’organisation économique et sociale. Les hommes se sont unis en société pour se faciliter à tous l’accès aux biens matériels par la division du travail et l’union des forces. S’ils en sont encore à l’insécurité économique de la vie du bois, il ne faut pas s’étonner que des symptômes de dissociation se manifestent et que l’édifice branle : l’objectif de l’association a été trahi.
Trahi, en doutez-vous ? Jetez un coup d’œil sur la politique et l’économique actuelles : le caractère perfidie domine dans la première, le caractère oppression dans la seconde. Elles ont délaissé les fins humaines pour des fins purement matérielles. Elles s’arrêtent à la conquête de la richesse pour la richesse, au lieu d’aller jusqu’à l’homme. Jacques Maritain les stigmatise ainsi :
“La politique (d’aujourd’hui) a pour fin la prospérité, la puissance et le succès matériel de l’État, et tout ce qui peut procurer cette fin, même une perfidie, est jugée politiquement bon. L’économique (d’aujourd’hui) a pour fin l’acquisition et l’accroissement sans limite de la richesse matérielle prise comme telle ; et tout ce qui peut procurer cette fin, même des conditions de vie oppressives et inhumaines, est jugé économiquement bon.
“...Contre cette sorte de physicisme politique et économique qui a véritablement empoisonné la culture, il faut revenir à la conception dont saint Thomas a clairement formulé les principes : la politique et l’économique sont des parties de l’éthique, de la science des actes humains. La fin de l’éthique, c’est la droite vie, la bonne vie humaine ici-bas, un régime digne de l’homme.
“...Une perfidie n’est pas seulement une chose défendue par la morale individuelle, c’est aussi une chose politiquement mauvaise, qui va détruire la santé politique du corps social. L’oppression des pauvres et la richesse prise comme fin en soi ne sont pas seulement défendues par la morale individuelle, ce sont des choses économiquement mauvaises qui vont contre la fin elle-même de l’économique, parce que cette fin est une fin humaine”. (Culture et Religion.)
Ces dernières phrases expliquent pourquoi le régime chancelle. Sans avoir beaucoup fait d’études philosophiques, le public, la grande masse comprend parfaitement que la richesse accumulée et détruite en face des besoins des hommes ne peut être la fin du système économique et elle veut un changement. Elle n’a plus confiance que le changement viendra de ceux qui la gouvernent, parce qu’elle a été perfidement trompée aussi souvent qu’on lui a promis des conditions plus humaines.
Au lieu de prêcher indéfiniment la patience à la foule qui s’agite, on ferait peut-être mieux d’assainir la tête des politiciens si la chose est possible.
Nous ne craignons pas de transporter le lecteur dans des considérations qui ne font peut-être pas partie du menu quotidien de la plupart, car si nous tâchons d’être intéressant pour tous, nous avons tout de même en vue quelquefois, entre autres dans cet article, ceux qui étudient, les membres de nos cercles d’étude, ceux aussi qui, isolés, suivent assidûment les ébauches économiques de nos petits cahiers. Ces lignes aussi, nous osons le croire, contribueront pour leur petite part à l’orientation des législateurs de demain : nous ne voulons plus de parlements peuplés d’ignorants et d’échines courbées.
Mais qu’est-ce que saint Thomas ou Maritain ont à faire avec le Crédit Social ?
Nous parlons principes, non technique, mais c’est tout de même du crédit social, puisque le Crédit Social, en plaçant le consommateur au premier rang, en le posant comme fin de l’économie, donne à celle-ci une fin humaine, tout homme étant consommateur. Il remet les choses à leur place, il rétablit l’ordre des valeurs qui a été renversé. Nous ne pouvons le dire mieux que l’auteur qui nous inspire dans tout cet article. C’est encore dans Culture et Religion qu’il fait ces réflexions :
“Celui qui prête de l’argent à une entreprise devient pour ainsi dire propriétaire d’une partie des moyens de production de cette entreprise. Il a donc droit à une partie des biens produits. Une part des bénéfices revient donc de droit au capital.
“Mais les valeurs se sont renversées. Au lieu d’être tenu pour un simple aliment servant à l’équipement et au ravitaillement matériels d’un organisme vivant qu’est l’entreprise de production, c’est l’argent qui est tenu pour l'organisme vivant, et l’entreprise avec ses activités humaines pour l’aliment et l’instrument de l’argent : dès lors les bénéfices ne sont plus considérés comme les fruits de l’entreprise alimentée par l’argent, mais comme le fruit normal de l’argent alimenté par l’entreprise. — Renversement des valeurs dont la première conséquence est de faire passer les droits du dividende avant ceux du salaire, et de placer toute l’économie sous la régulation suprême des lois et de la fluidité du signe (argent), primant la chose (biens utiles à l’homme)”.
Faut-il s’étonner qu’avec un pareil renversement de l’ordre, il y ait du désordre partout ; qu’avec de pareilles immolations à l’argent, l’homme, qui ne compte plus, souffre de dénuement en face d’une production paralysée, arrêtée non pas parce qu’il n’y a plus de besoins à combler, mais parce que la production n’apporte plus d’argent au maître de l’argent.
Allons-nous gémir et nous croiser les bras ? Ou n’avons-nous pas un devoir tout tracé par l’état de prévarication où est tombée la société dont nous sommes les membres constituants ? Il ne faut pas voir la société comme une étrangère, l’observer, la juger, la condamner et attendre son amélioration. C’est nous qui sommes la société. Toujours Jacques Maritain :
“Saint Thomas enseigne que, pour mener une vie morale, pour se développer dans la vie des vertus, l’homme a besoin d’un certain minimum de bien-être et de sécurité matérielle. Cela signifie que la misère est socialement une sorte d’enfer ; cela signifie aussi que des conditions sociales qui mettent le plus grand nombre des hommes dans l’occasion prochaine de pécher, en exigeant une sorte d’héroïsme de la part de ceux qui veulent pratiquer la loi de Dieu, sont des conditions qu’en stricte justice on a le devoir de dénoncer sans relâche et de s’efforcer de changer.”
Le souligné est de l’auteur. Remarquer qu’il dit qu’on a le devoir, non pas seulement le droit, de dénoncer le système et qu’il faut le changer, non pas le rapiécer. Quant aux “je suis bien... ça ne me regarde pas... je mène ma petite vie bien tranquille… ne ressemblent-ils pas un peu au pharisien et au lévite qui ont précédé le samaritain sur le chemin au bord duquel un homme gémissait, blessé par les voleurs ? Nous connaissons tous ce blessé, et la clique de voleurs est bien connue aussi des créditistes. Tout le monde voit le blessé, mais —
“On passe sur la route de Jérusalem à Jéricho les yeux levés au ciel, on pleure de pitié sur la nature blessée ; on n’ose pas poser sur sa chair malade les onguents de la justice ; on respecte tant son mal qu’on tient pour séduction de l’esprit du monde l’effort d’y remédier en tâchant de soumettre les choses terrestres et sociales à l’ordre de l’Évangile et de la raison”. (Ibid.)
Nous prenons, la liberté de recommander ces dernières réflexions du grand philosophe thomiste à ceux qui, après avoir taxé le Crédit Social de communisme, l’accuse de n’être que du matérialisme sordide.
En relisant cet article, qui est déjà bien long pour un sujet si sérieux, nous sentons que la thèse soutenue au début — que, pour réaliser la fin du système économique, tout le monde doit avoir le nécessaire garanti — aurait besoin d’être développée, comme aussi il faudrait montrer en quoi le Crédit Social le fait. Nous devons remettre au prochain numéro. Nous démontrerons comment le Crédit Social possède la bonne formule pour permettre à la propriété privée de remplir facilement sa fonction sociale, comment il allie merveilleusement les exigences de la loi de la propriété privée avec celles de la loi de l’usage commun ; comment, par conséquent, il s’oppose efficacement à la fois aux abus du capitalisme et au communisme. Nous insisterons sur son respect de la personne humaine et sur la forme magnifique de coopération nationale qu’il constitue.