Je veux une automobile ; je la veux à quatre portières ; je la veux grise.
Ce n'est pas moi qui vais faire l'auto. Je vais la commander à une compagnie qui manufacture des autos. La compagnie va prendre les moyens nécessaires et va me fournir une voiture grise, à quatre portières.
La voiture grise à quatre portières, c'est mon objectif. Les moyens que la compagnie prend pour la faire, ce sont les méthodes.
Il n'y a rien que l'objectif qui me regarde ; dès lors que mon objectif est satisfait, que j'obtiens une automobile à quatre portières et de couleur grise, je ne m'inquiète pas des méthodes employées par la compagnie.
Nous avons tous entendu parler de démocratie. Nous vivons sous un régime démocratique au Canada, nous dit-on. Nous nous battons aux côtés de l'Angleterre — ou sous ses ordres — pour défendre la démocratie.
Qu'est-ce que c'est que ça, la démocratie ?
La démocratie est une organisation de la société dans laquelle le peuple dit ce qu'il veut, et le gouvernement, choisi par le peuple, fait exactement ce que le peuple veut que son gouvernement fasse.
Autrement dit, c'est une forme de gouvernement dans laquelle le peuple dicte l'objectif.
L'objectif, c'est ce qu'on veut obtenir. Dans notre exemple ci-dessus, c'était une auto, grise à quatre portières. Dans le Canada, l'objectif du peuple canadien, c'est la liberté et la sécurité, l'assurance de pouvoir vivre, d'avoir de quoi manger, de quoi s'habiller, de quoi se loger, de quoi se soigner, s'instruire, se reposer, se distraire.
C'est un objectif temporel, parce qu'il n'est question que du domaine temporel.
Si le peuple obtient cela — la liberté et la sécurité économique — il ne s'inquiète pas des méthodes, méthodes rouges, bleues ou autres, que le gouvernement met en œuvre.
C'est l'objectif, le résultat qui intéresse les citoyens, et, dans une démocratie, ils n'ont qu'à exprimer leur objectif, l'administration exécute.
Voilà pour la théorie. Voici dans la pratique.
Monsieur et madame Sanspareil veulent une auto. Tous les deux s'accordent pour désirer une voiture basse, spacieuse, à quatre portières, de couleur vert pâle avec capitonnage gris perle.
Monsieur et madame Sanspareil s'en vont commander leur auto à la compagnie manufacturière elle-même. Le gérant, ou le représentant leur dit : "Madame, monsieur, c'est moi qui sais ce qu'il vous faut en fait de voiture ; ne m'exprimez pas votre volonté, ça n'a pas d'importance. Mais entrez ici, vous avez toute liberté de dire comment s'y prendre pour fabriquer l'auto."
Monsieur et madame Sanspareil sont ravis. Ils entrent dans l'usine. Monsieur dit : Desserez le laminoir de 1/8 de pouce. Madame dit : Serrez le laminoir d'un demi-pouce. Monsieur dit : Percez quatre trous dans cette pièce et vissez avec des vis à tête plate. Madame dit : C'est six trous qu'il nous faut dans cette pièce et des vis à tête semi-sphérique. Monsieur dit : Vous prendrez la doublure de frein dans cette boîte numéro 1 : c'est exactement ce qui fera l'affaire. Madame dit : La doublure de frein de la boîte numéro 3 est la seule qui convient pour notre auto.
Etc., etc. Monsieur parle et s'agite. Madame s'agite et parle. D'auto, point, si ce n'est ce petit bazou démodé qui n'est ni vert pâle, ni capitonné, ni bas, ni spacieux et qui n'a pour toutes portières que deux vieux battants dégondés.
Dans la politique, dans l'administration démocratique du Canada, Monsieur et madame Sanspareil ont bien des pareils. On se chicane pour savoir comment s'y prendre pour fournir une chose que personne ne veut et n'a jamais demandée.
Le public veut de l'argent. On se chicane pour savoir qui aura l'honneur d'aviser aux meilleurs moyens de taxer le public ?
Le public veut la paix. On se chicane pour déterminer qui aura le privilège de conduire le Canada dans l'effort de guerre et quelles méthodes vont prévaloir.
Et ceux qui se disputent ainsi ne connaissent probablement pas le premier mot de la technique appropriée au résultat.
Nous nommons des représentants pour transporter nos demandes au gouvernement. Nous les payons pour cela. Nous payons l'exécutif, les ministres pour faire exécuter nos désirs.
Rien de tout cela. Le gouvernement puise ses ordres on ne sait où. Il dit aux députés ce qu'il faut pour le pays. Le parlement examine les méthodes proposées pour arriver à ce but, les discute, les modifie parfois dans un sens ou dans l'autre. Mais l'objectif, la chose à faire, qui est-ce qui la choisie ?
C'est une démocratie à l'envers. Comme monsieur et madame Sanspareil, nous avons la consolation de jouer aux experts pour récolter exactement le contraire de ce que nous voulons.
Est-ce une démocratie de cette sorte qui fait l'objet de notre culte et pour laquelle sont tombés des centaines de mille hommes et jeunes gens ?
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Faut-il donc abandonner la démocratie pour la dictature ? Non. Il faut abandonner la démocratie à l'envers pour une véritable démocratie.
Dans une dictature, le dictateur se constitue le maître absolu de l'objectif et des méthodes.
Dans une démocratie à l'envers, une puissance anonyme dicte l'objectif, et les représentants, du peuple dissertent sur les méthodes.
Dans une véritable démocratie, le peuple, paye ses représentants, dicte l'objectif, et des experts choisis par le gouvernement, voient aux meilleures méthodes pour exécuter cet objectif.
Louis EVEN
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Je constate avec regret que, dans presque tous les conflits politiques des cinquante dernières années, les gens de loisir, les gens instruits, les riches ont eu tort. Les gens du peuple, les travailleurs, les hommes de bon sens, voilà ceux à qui on doit presque toutes les réformes sociales que le monde accepte aujourd'hui. (Gladstone, = peut-être : Lord W. E. Gladstone, 1809-1898).