Nécessité d'un dividende national

Louis Even le vendredi, 01 janvier 1937. Dans Janvier

Le but de l'industrie n'est pas, quoi qu'en disent ou en écrivent quelques-uns, de créer de l'emploi, du travail, mais bien de fabriquer des produits. Et lorsque l'industriel peut produire plus et mieux sans plus de frais en introduisant une machine, il n'hésite pas à le faire. Aussi, voit-on que la production des pays industrialisés a augmenté alors même que diminuait l'emploi, ou avec une augmentation d'emploi très inférieure à celle de la production.

Les statistiques officielles des États-Unis — beaucoup plus précises et complètes que celles du Canada — montrent que de 1914 à 1919, la production augmenta de 47 pour cent tandis que l'emploi n'augmentait que de 29 pour cent. De 1919 à 1927, la constatation est encore plus frappante : augmentation de production d'un autre 23 pour cent, avec une diminution d'emploi de 14 pour cent. Et ce n'était pourtant pas la crise !

Si la production augmente pendant que les ouvriers sont remerciés de leurs services, et s'il n'y a pas d'autre source de pouvoir d'achat que l'argent distribué par l'industrie, comment un pouvoir d'achat diminué va-t-il acheter une plus grande abondance de produits ?

Le numéro spécial de "Vu," du 30 mai 1936, traçait un tableau, illustré de gravures, du déplacement de l'homme par la machine dans tous les domaines de l'industrie. Citons quelques traits :

“En 1830, d'après les estimations du département d'Agriculture des États-Unis, il fallait 57.7 heures pour produire un boisseau de blé ; en 1896, la lieuse et la batteuse, joints aux progrès de la culture, ont réduit le nombre à 8.8 heures ; en 1936, la moissonneuse-batteuse combinée et le tracteur l'ont abaissé à 3.3 heures.

"Passez au tissage-tricotage. Une bonne ouvrière fait à la main 150 à 200 mailles par minute ; le métier rectiligne français à pédales, 5400 mailles ; le métier circulaire à double fonture, 480,000 mailles...."

"Il fallait 200 hommes pour sortir d'un établissement 2500 cigarettes à la minute ; avec une nouvelle machine, 2 ouvriers suffisent.

"Une trayeuse électrique permet de traire 6 vaches à la fois et il y a 100,000 de ces machines aux États-Unis !

"En un an, du 1er décembre 1934 au 30 novembre 1935, la production de charbon anglais a augmenté de 361,000 tonnes, avec une diminution de personnel de 14,500 mineurs.

"Pour produire une paire de chaussures, un ouvrier prenait deux jours en 1830 ; il lui suffisait (fabriques Bata) de 10 heures en 1917 et d'une heure en 1934.

"En 1914, il fallait 1500 heures de travail pour faire une automobile. Vingt ans plus tard, le nombre d'heures est réduit à 200.

"En 1920, un ouvrier fabriquait 800 lampes à incandescence par jour. La machine Corning permet maintenant à un seul ouvrier de fabriquer 650,000 lampes par journée de 8 heures. Il a fallu mettre cette machine "en prison," car il suffirait d'une dizaine de ces machines avec 12 hommes pour saturer la consommation des lampes électriques du monde entier.

"Avez-vous vu fonctionner le gros électro-aimant de la métallurgie pour déplacer des tonnes de métal avec la même aise que vous déplacez une chaise ? Un seul conducteur à la manette de commande remplace des équipes entières d'hommes bien musclés.

“Un aspirateur à grain décharge d'une cale, aère et livre, avec ou sans pesée, en vrac ou en sacs, en wagons ou en silos, 100 tonnes de grain à l'heure. Où est la place pour l'homme à la pelle ?

"Une trieuse mécanico-électrique trie 1800 lampes de radio par heure.

“Et les experts en mirage d'œufs vont devoir céder la place à la cellule électrique qui fait plus vite et plus sûr. Les œufs arrivent sur un ruban devant la cellule ; un mécanisme mû par l'électricité élimine ceux qui sont opaques. Une telle machine peut trier automatiquement 2500 œufs à l'heure.

"Sur le pavé les boulangers ! … Alsthom a présenté récemment une machine qui, automatiquement, transforme la farine en pain sans que les 4 ouvriers, chargés de la conduire, aient autre chose à faire qu'à surveiller les dosages et la température. Production de ce robot : 60,000 livres de pain par jour. (Pour qui ce pain si seuls les salaires doivent donner un pouvoir d'achat?)

"Des cotton-pickers de l'International Harvester cueillent automatiquement en quinze heures le coton qu'un ouvrier cultivait auparavant durant toute la récolte."

* * *

La science a tout fait pour mettre l'homme au repos. Elle est en voie de réussir admirablement. À quoi on crie : chômage, crise, misère ! Le cerveau de l'homme est-il son plus grand ennemi ? L'homme est-il victime des progrès de son industrie ? Ou n'est-il pas plutôt victime d'un système stationnaire, qui ne marche pas avec le progrès et devant lequel on s'obstine à s'agenouiller avec la ferveur des Bouddhistes devant leurs idoles ?

Allons-nous casser nos machines, fermer les institutions qui forment nos techniciens, passer des règlements (on l'a déjà fait en maintes circonstances) pour défendre l'emploi des machines et mettre l'homme au pic, à la pelle, à la hache, à la fourche, au mancheron de la charrue ?

Ou bien allons-nous reconnaître que la diminution du nombre des salariés de l'industrie est un signe de santé, de progrès ; cesser de parler de chômage et parler de loisirs ; organiser ceux-ci et diriger les activités vers les améliorations des conditions urbaines et rurales ; reconnaître l'héritage et les héritiers ; alimenter le pouvoir d'achat par des dividendes pour permettre de distribuer tous les fruits de la production ?

Louis Even

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