La lettre suivante, d'Armand Turpin à Paul Bouchard, terminera cette section :
Dans "La Nation" du 5 novembre 1936 vous écriviez vous-même, Monsieur Bouchard : "Plusieurs de nos lecteurs nous ont prié à maintes reprises de leur exposer les principes du Crédit Social, systématiquement et succinctement. N'étant pas qualifié pour cette tâche, nous avons sollicité l'aide du Président de la Ligue du Crédit Social, Mtre Louis Dugal, avocat..."
Et voici que, deux mois à peine après cet aveu d'incompétence, exactement dans "La Nation" du 7 janvier 1937, vous publiez un article intitulé "Alberta réserve créditiste”, article où vous jugez le Crédit Social avec toute l'assurance et les prétentions de quelqu'un qui se croit vraiment qualifié pour porter pareil jugement.
Doit-on conclure, Monsieur Bouchard, que du 5 novembre 1936 au 7 janvier 1937, durant les rares loisirs que vous laissaient la rédaction de votre Journal et l'organisation de votre mouvement, vous avez parcouru et étudié la vingtaine de volumes des principaux théoriciens du Crédit Social ? Je voudrais bien pouvoir accepter cette conclusion. Mais votre article ne me le permet pas.
Cet article, en effet, à partir du titre jusqu'à la conclusion, manifeste que vous ne possédez même pas les données les plus élémentaires du Crédit Social. Si vous les possédiez, vous sauriez que le Crédit Social de Douglas est une affaire et que l'expérience d'Aberhart est une autre histoire. Alors, vous n'auriez pas intitulé votre article Alberta réserve créditiste ; vous n'auriez pas reproché au Crédit Social authentique des principes et des mesures qu'il est le premier à réprouver. Jugez donc le Crédit Social d'après les écrits de son auteur et non pas d'après ce que peut faire M. Aberhart qui, placé dans une situation anormale et devant affronter une opposition formidable, se voit forcé de prendre des mesures qui ne sont pas plus liées au Crédit Social que le fascisme n'est lié au corporatisme. Ce que M. Aberhart a tenté jusqu'à présent n'est pas encore du Crédit Social authentique. M. Douglas lui-même l'a laissé entendre dans une dispute restée célèbre.
Il fut pourtant un jour où vous fîtes cette distinction, M. Bouchard. N’écriviez-vous pas vous-même dans la "La Nation" du 5 novembre : "Il est vrai que le théoricien-inventeur Douglas n'a pas tardé à répudier pour hérésie le pasteur Aberhart..." Si, durant les deux mois d'intervalle, vous avez oublié cette distinction, ce ne doit pas être en approfondissant la doctrine Douglasienne. Et si vous ne l'avez pas oubliée, pourquoi mêler sciemment et injustement les deux choses dans votre dernier article ?...
En outre, une simple lecture superficielle vous eût appris que le vrai Crédit Social n'a aucunement l'intention de financer la production et le commerce, ni directement ni indirectement. Ce qu'il propose, c'est le financement de la consommation. Deux choses bien différentes. Mieux renseigné, vous n'auriez donc pas écrit cette phrase inexplicable sous votre signature : "L’État commerçant et industriel, c'est l’État socialiste. Et c'est à cela que peut nous conduire le Crédit Social.
Après tout cela, je ne vois pas comment on pourrait ajouter foi à cette autre affirmation que vous faites en disant que des "idées marxistes foisonnent dans les pages des théoriciens du Crédit Social.” D'ailleurs, vous avez été assez prudent ( !) pour vous contenter de l'affirmer sans essayer de le prouver...
Franchement, Monsieur Bouchard, vous êtes mal venu d'agiter ainsi devant les foules, comme le font les ignares politiciens, l'épouvantail socialiste, alors que le R. P. George-Henri Lévesque, o. p., jeune sociologue très sérieux que vous estimez autant que moi, je le sais, a exonéré le Crédit Social du reproche de socialisme, lui qui pourtant, dans la lutte contre la C. C. F., s'est montré le plus empressé et le plus fort adversaire du socialisme. Le P. Lévesque a, en effet, pris la peine de lire et d'étudier, lui, tous les ouvrages de Douglas, de la première page à la dernière, dans le but avoué de voir s'ils ne prêchaient pas une sorte de socialisme. Et, ces études faites, il n'a pas hésité à exclure le Crédit Social des formes de socialisme condamnées par l’Église. Voici ses propres paroles :
"Puisque le Crédit Social, d'après nos articles précédents, se montre si respectueux de la primauté du spirituel, de la paix sociale, de la propriété privée et de la liberté individuelle, nous n'avons donc aucun motif sérieux de le ranger parmi les formes de socialisme condamnées par l’Église. Nous avons, au contraire, de nombreuses raisons de le situer aux antipodes même du socialisme ..."
Autre remarque. "Les agences, dites-vous, nous annoncent une grave crise financière et politique en Alberta. Financière, rien de surprenant : ce genre de crise est à l'état endémique en ce pays. Nous en savons quelque chose, nous qui payons tous les ans les déficits des expériences đ’Aberhart."
'Tous les ans'... Voyons, Monsieur Bouchard, êtes-vous sérieux ? Ou avez-vous oublié que M. Aberhart n'est premier ministre que depuis 16 mois ? Pourquoi donc induire ainsi vos lecteurs en erreur en les laissant sous l'impression que c'est la faute au Crédit Social si l'Alberta demande l'aide du gouvernement fédéral, alors que vous savez fort bien que la crise financière que traverse l'Ouest est réellement imputable au système financier "orthodoxe” dont Aberhart a hérité ; alors que vous n'ignorez pas non plus, ou ne devriez pas ignorer, que l'Alberta a beaucoup moins reçu du gouvernement fédéral depuis l'avènement de M. Aberhart ? N'avez-vous jamais remarqué que d'autres provinces de l'Ouest, tout en étant sous le régime du système financier "orthodoxe,” ont reçu dernièrement du gouvernement fédéral beaucoup plus de secours que l'Alberta. Voici, pour vous convaincre, quelques statistiques éloquentes :
Argents reçus du fédéral en secours directs et en prêts de 1930 à 1936
Saskatchewan :............ $61,909,872. ou bien $67. par personne
Colombie-Britannique.... $36,945,316. " " $53. " "
Alberta :...................... $29,896,763. " " $40. " "
(Annuaire du Canada, 1936)
Notez enfin que la presque totalité des argents versés à l'Alberta le fut avant même que M. Aberhart ne prît le pouvoir.
Pour finir, permettez-moi de vous poser une question. Si vous réussissiez à faire du Québec un État français et si tous les trustards qui tiennent entre leurs mains la vie économique de notre Province vous refusaient leur coopération, s'ils refusaient par exemple d'accepter la nouvelle monnaie émise par votre nouvel État, que feriez-vous ? Du vrai socialisme ?... ou du Crédit Social ?...
Monsieur Bouchard, plusieurs mettent en vous des espérances. Vous êtes patriote sincère. Vous avez une intelligence vive et claire, une plume facile, vivante et lumineuse ; de grâce ! ne prenez pas le travers de les faire fonctionner à vide, comme cela est arrivé trop souvent, hélas ! à de brillants journalistes du Québec.
ARMAND TURPIN
Nous publions sans plus de commentaires la lettre suivante :
M. Louis Even,
Gardenvale, P. Q.
Cher Monsieur,
Que faut-il penser d'un monsieur C. L. qui s'abrite sous la partie NON OFFICIELLE d'un hebdomadaire éminemment respectable pour tenter de ridiculiser le Crédit Social ?
— Ce monsieur a-t-il, au moins, étudié le Crédit Social ?
— Apparemment, non.
— Réalise-t-il qúe ridiculiser ceux qui travaillent - fût-ce gauchement - dans un parti de "droite," c'est faire l'œuvre des "gauches ?"
— Consciemment, non.
— Prise-t-il les "termes galants" plus que les redressements économiques tant réclamés par les Souverains Pontifes Léon XIII et Pie XI ?
— Absolument, non.
— Alors, que conclure ?
C.-A. Côté
R. — Les gens les mieux intentionnés peuvent gaffer.