Le Crédit Social en douze minutes

Louis Even le mardi, 01 juin 1937. Dans Mai - Juin

Mon cher Jean,

Tu me demandes de dire sommairement ce qu'est le Crédit Social et pourquoi je m'en occupe.

Je veux bien, mais comme je crains que trop de concision t'expose à un concept défectueux de certains points, je vais en même temps t'indiquer quels passages des Cahiers du Crédit Social les développent.

Si tu jettes un coup d'œil sur le système économique, tu verras qu'il incorpore trois systèmes subsidiaires : le système producteur, le système distributeur et le système consommateur. Production, distribution et consommation de la richesse sont l'objet du système économique. Je dis richesse, non pas argent. Il faut faire la distinction (Cahier No 2, pp. 60 et suiv.)

Considère maintenant le système producteur. N'est-il pas d'une grande efficacité ? Quels biens matériels sommes-nous incapables de produire suffisamment ? Dans tous les rangs de l'agriculture et de l'industrie, ne sont-ce pas des marchés qu'on réclame, des acheteurs pour les produits qui abondent et qu'on doit restreindre, faute d'écoulement ? Le chômage a-t-il comme cause l'incapacité de travailler ou celle de se procurer les fruits du travail ? Donc, rien à reprocher à la production sous le rapport efficacité.

À l'autre pôle du système économique, il y a le consommateur. Est-il disposé à s'acquitter de son rôle ? Besoins et désirs font-ils défaut chez le consommateur ? Est-il satisfait et refuse-t-il la production des fermes et des manufactures ?

Pourquoi alors la production n'atteint-elle pas le consommateur, tellement peu que le producteur doit cesser ou ralentir ses activités ? Il faut bien conclure que le défaut est dans le mécanisme de distribution.

Le mécanisme de distribution se présente à son tour sous trois aspects : aspect mécanique, aspect commercial, aspect financier. Autrement dit : transport, service de vente, monnaie. Qui se plaint du manque de moyens de transport : chemin de fer, camions, bateaux ? Qui se plaint de ce qu'il n'y a pas assez de magasins, d'agents de vente, d'annonces ? Mais qui ne se plaint pas que la monnaie fait défaut là où elle devrait être ? Placez la monnaie dans les mains de l'acheteur vous verrez si la distribution va marcher, et par suite, la production aussi.

Donc, le mal du système économique est dans l'aspect financier du mécanisme de distribution. C'est là que le Crédit Social porte son attaque. Il ne se contente pas de critiquer, mais indique le remède.

Le Crédit Social est donc un système monétaire. Pour le comprendre et l'apprécier, il faut savoir ce qu'est la monnaie, son rôle, pourquoi elle ne remplit pas ce rôle aujourd'hui et ce qu'il faut pour qu'elle le remplisse.

La monnaie d'aujourd'hui est surtout faite de crédit bancaire ; c'est une création de la banque qui naît dans la banque et revient dans la banque, au gré des banquiers. Le taux de naissance de la monnaie et celui de sa mortalité sont variables et ne s'accordent pas avec l'état de la richesse réelle. (Cahier No 2, pp. 45 et 46) C'est pourquoi le volume de la monnaie en circulation varie et varie souvent à l'envers des besoins. On aura une abondance de monnaie en temps de guerre, quand on détruit production et producteurs, et pénurie de monnaie quand les usines produisent pour la vie et non pour la mort et qu'on dispose d'une foule de producteurs — hommes et machines.

Il ne peut en être autrement quand la monnaie est sous le contrôle d'un groupe de particuliers qui gèrent pour leur profit personnel. Le Crédit financier n'est pas, comme il devrait l'être, le reflet du crédit réel (Cahier No 2, pp. 40 et suiv.). Un pays voit sa dette augmenter alors même qu'il développe ses richesses.

De plus la monnaie qui naît dans les banques est émise du côté producteur, et une partie seulement passe du côté consommateur, bien que les prix des produits offerts comprennent le tout. Une monnaie qui est du même côté que les produits n'achète pas ces produits. C'est la monnaie entre les mains du consommateur qui peut remplir son rôle, faciliter l'écoulement des fruits de la production. C'est pourquoi le Crédit Social, à l'envers du système actuel, préconise la finance directe du consommateur, et, par lui, du producteur. (No 3, pages 70 et suiv.).

Me suis-tu, mon cher Jean ? Peut-être me penses-tu rendu dans le domaine de l'utopie, de l'irréalisable. — Voyons, à qui fera-t-on croire que les hommes qui, à force de travail, d'étude et de recherches, ont développé une magnifique technique de production et de transport, ne sont pas capables d'établir un système financier technique ? Voici ce que propose pour cela le Crédit Social :

D'abord enlever le contrôle du crédit (de la monnaie) aux particuliers qui l'ont usurpé. C'est la société elle-même qui doit contrôler son crédit. Et elle doit le contrôler de telle sorte qu'il y ait toujours équilibre entre la richesse et la monnaie, entre la somme de produits offerte au public consommateur, à un moment quelconque, et la somme de monnaie à la disposition du même public. Pour être idéal, le mécanisme qui assure ce contrôle et maintient cet équilibre ne doit nuire à personne ; il doit respecter la liberté humaine et la propriété privée. Il ne doit pas tuer l'initiative ni ravir à personne son bien.

Le Crédit Social croit avoir trouvé la formule dans le double mécanisme de l'escompte compensé et du dividende national.

Le maintien de l'équilibre entre la production et la monnaie suppose une comptabilité. C'est donc une commission de statisticiens comptables qui doit, comme fonctionnaire de la société, présider à l'émission de toute nouvelle monnaie. La quantité de monnaie ne dépend cependant pas de la volonté des commissaires ; ils ne font que relever les faits physiques de la production et de la consommation et établir des opérations en conséquence. Les faits physiques de la production et de la consommation dépendent à leur tour de la société, de la richesse productive du pays, de la somme d'énergie humaine, mécanique ou scientifique appliquée à la matière première disponible. D'où le nom de crédit social, opposition à crédit bancaire, parce que ce crédit est lié à l'état réel des faits qui sont la résultante des activités de la société et des membres de la société ; parce que le crédit réel de la société, ou capacité de production de richesse réelle, détermine le crédit financier au bénéfice de tous les membres de la société et non pas d'un petit groupe de privilégiés.

La Commission du Crédit Social relève donc d'un côté, l'acquisition totale de la richesse dans le pays entier pendant un exercice ; de l'autre, la disparition totale de la richesse (No 1, page 22). L'excédent de production de richesse sur sa consommation exprime un surplus qui, pour atteindre sa fin, doit être distribué. Le moyen de le distribuer est de mettre entre les mains des consommateurs les titres à ce surplus, la monnaie qui correspond à leur prix. Comme travail et capital ont eu leur récompense en cours de production, on peut attribuer l'excédent non distribué à la contribution d'un autre facteur non récompensé. C'est le facteur progrès-inventions, applications scientifiques, etc. qui devient de plus en plus important et qui compose ce qu'on peut appeler l'héritage culturel, s'augmentant d'année en année, et transmis d'une génération à l'autre. (Cahiers No 4, p. 101 et suiv.).

Voilà la base de la monnaie nouvelle que la Commission du Crédit Social va distribuer pour écouler l'excédent de production. Monnaie dont l'émission n'enlève rien à personne, ne taxe personne, ne dérobe le bien de personne, mais assure la vitalité du système économique, qui ne souffre plus de pressions artérielles excessives momentanées alternant avec des saignées épuisantes et prolongées.

Cette monnaie étant basée sur le fruit d'un héritage commun doit être distribuée à tout le monde. Le faire uniquement par un dividende national pourrait causer une inflation par une application trop grande de cette monnaie au développement de la capacité productive, laissant s'accumuler les produits actuels. Voilà pourquoi le système Douglas préconise l'escompte compensé, qui lie l'émission de monnaie nouvelle à une vente effectuée.

L'escompte compensé porte sur toutes les ventes en détail, dans quelque rayon que ce soit. Il est le même pour tous. Le détaillant l'accorde au consommateur et la Commission de Crédit Social, par ses succursales locales, le rembourse au marchand. L'inflation est impossible, puisqu'il n'y a pas d'émission de monnaie sans production correspondante,— non seulement possible, non seulement réalisée, mais vendue.

Une dose suffisante de dividende direct, ajoutée à cet escompte compensé, facilite le développement de la production, en même temps qu'elle permet à tous d'avoir au moins le nécessaire pour vivre sans l'humiliation de recevoir l'aumône, et corrige la situation désavantageuse dans laquelle sont aujourd'hui les familles nombreuses qui, enrichissant la société de son plus grand bien, doivent vivre dans la pauvreté parce que tout leur pouvoir d'achat consiste dans le salaire souvent maigre de leur unique soutien. (Cahier No 4, p. 113.)

Je m'aperçois, mon cher Jean, que je ne réussis pas du tout à te faire le résumé succinct que tu me demandes. Va donc exprimer la grandeur et les beautés de la mer dans une coque de noix ! Je regrette presque d'avoir entrepris pareille tâche et j'ai peur de t'avoir présenté un Crédit Social chauve et mal chaussé. Prends donc la série des Cahiers et parcours-la attentivement. Eux-mêmes ne sont-ils pas déjà un résumé ?

Quant à ta deuxième question : Pourquoi je m'occupe de Crédit Social — tu le comprendras à mesure que passera sous tes yeux la vision, d'une part, de la pauvreté injustifiée qui sème aujourd'hui des ruines physiques et morales, et, d'autre part, des immenses possibilités du Crédit Social. Tu feras bien comme moi, va ! Au plaisir de te lire ou de te voir.

Ton ami,

L. E.

Louis Even

Poster un commentaire

Vous êtes indentifier en tant qu'invité.