L’esprit social

Louis Even le jeudi, 01 août 1940. Dans Divers

À Québec, samedi 13 juillet. Chez un cordonnier-sellier.

— Monsieur B., on me dit que vous vous intéressez aux questions économiques, et je viens vous voir ce sujet.

— Moi ? Jamais !

— Me suis-je trompé d'adresse ou ai-je été mal renseigné ?

— Mon locataire, oui, lui s'en occupe. Il ne parle que de Crédit Social, il en est devenu bassinant.

— Et que pensez-vous de la question vous-même ?

— Je travaille de sept heures à sept heures et, à la veillée, je me repose.

— Trouvez-vous que ça va bien dans le pays ?

— Pas du tout.

— Et que faites-vous personnellement pour améliorer le régime ?

— Rien, et je ne ferai jamais rien. Il suffit de s'occuper de politique pour perdre son nom.

— Il y a politique et politique. Vous êtes dans une société dont vous êtes heureux de pouvoir tirer quelques avantages, si minces soient-ils. C'est votre devoir de veiller pour votre part à ce que la société marche dans l'ordre.

— Que les autres le fassent.

— Et que vous en profitiez ?

— D'abord, je vais vous dire, c'est aux journaliers qu'il convient de s'occuper de cela.

— Aux journaliers ? C'est peut-être "journalistes" que vous voulez dire ?

— Non, non. Aux journaliers.

— À ceux qui travaillent à la journée de bord et d'autre ?

— Justement.

— À eux de s'occuper de la chose publique ?

— À eux de faire ce qu'il faut pour que ça aille mieux.

— C'est drôle ! Expliquez-moi donc ça.

— C'est parce que, lorsque les journaliers seront bien, nous autres on sera bien.

★ ★  ★

Quelle est la dose d'esprit social de ce brave cordonnier ? Exactement celle qu'il a prise à l'école primaire, sans doute. Diminuée même, peut-être ; sûrement pas augmentée.

Son cas n'est pas isolé et n'est pas confiné à Québec, bien au contraire. Le libéralisme économique a cultivé, du haut en bas de l'échelle, la philosophie du "Tire-toi d'affaire", la "lutte pour la vie" — comme dans le bois. La coopération, c'est la marotte de quelques idéologistes, du "locataire bassinant".

On comprend encore chez nous l'esprit familial. On condamne le grand frère, la grande sœur qui brillent, gagnent et dépensent sans s'occuper d'un cadet faible, malade ou infirme. Ou celui qui planterait là maison pauvre et famille dans le besoin, pour faire vie plantureuse avec son gain personnel.

Mais dès qu'on sort des quatre murs de la maison, il ne semble plus y avoir rien de solidaire. Plus de bien commun. Rien que l'individu tirant le plus possible à soi et n'appréciant les autres individus qu'en autant qu'ils le servent.

"Que mon voisin s'occupe d'arranger les choses, j'en profiterai." Comme cette manière de raisonner est trop générale, même si elle est inconsciente, il arrive qu'il n'y a pas beaucoup de voisins pour arranger les choses, et qu'on se plaint partout.

Ce serait pourtant si facile si tous y mettaient du leur.

Louis EVEN

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