Pour qui le progrès ? A qui sert-il ? A qui profite-t-il ? Qui s’en trouve mieux ? Profite-t-il à tous, ou seulement à quelques-uns ? Punit-il les uns en profitant à d’autres ? Et pour quoi le progrès ? Pour obtenir quoi ? Pour procurer quoi ?
Dans ces questions, c’est du progrès technologique que nous parlons. Du progrès dans les moyens, dans les procédés de production. Du progrès qui permet de faire plus de choses dans le même nombre d’heures ; ou de faire autant de choses dans un moindre nombre d’heures ; ou même de faire plus de choses en moins d’heures.
Ce progrès-là existe certainement. Tous les jours, on nous annonce qu’une nouvelle machine permet d’effectuer le travail de 10 hommes, de 50 hommes, parfois davantage. Que résulte-t-il de ce progrès-là ? Qu’en résulte-t-il pour vous, pour moi, pour votre voisin et le mien, pour les familles, pour les individus ?
On commence à parler beaucoup d’automation. L’automation, c’est un nouveau pas dans le remplacement des hommes par les machines. On a eu le perfectionnement des outils, d’où sont sorties des machines ingénieuses, facilitant beaucoup la production. Puis, on a eu la motorisation : le moteur, à vapeur, électrique ou à explosion, actionnant les machines à la place des bras d’hommes, des animaux, du vent ou de la simple aube à eau. L’automation, elle, nous donne des machines commandées automatiquement. Quelques individus, devant un tableau, pressant quelques boutons, et des produits sortent à la chaîne.
L’électronique n’est née que d’hier, et déjà elle remplace l’homme dans la commande des machines dans maintes opérations. Ce développement va sans doute s’accélérer à un rythme insoupçonné dans les quelques prochaines décennies. (Note : Louis Even a écrit cet article en 1955. L’avenir lui a en effet donné raison, avec l’arrivée des transistors et des ordinateurs, qui multiplient de beaucoup la capacité de production.)
C’est encore un progrès, si le progrès consiste à libérer l’homme de sa tâche et de son temps dans la production matérielle. C’est à cela que l’homme aspire depuis toujours. A cela que s’applique des savants et des inventeurs.
Les Anglais n’appellent-ils pas souvent les inventions des « labor-saving devices » — on dit vulgairement ici des patentes pour sauver de l’ouvrage.
Sauver du travail, du temps, tout le monde le désire. Pourtant, chose étrange, dès que quelqu’un réussit à remplacer des hommes qui se fatiguaient par des machines qui font l’ouvrage à leur place, des angoisses naissent chez ceux que l’invention libère.
Le progrès a donc de mauvais aspects. Pourquoi ?
Allez trouver une femme qui peine dans sa maison, parce qu’elle a beaucoup à faire et n’a ni aide domestique, ni aide mécanique.
« Madame, vous en êtes encore à balayer avec ce vulgaire balai de paille ou de crin, à coudre avec une aiguille à main, à laver avec une planche ou un battoir ou un moulin à manivelle ? Je vais installer chez vous une balayeuse électrique, une laveuse électrique, une machine à coudre électrique. Cela va vous sauver beaucoup de temps, n’est-ce pas ? Eh bien ! pour vous tenir occupée plein temps quand même, en vertu du principe suprême de l’embauchage intégral, vous emploierez tout le temps ainsi sauvé à balayer, laver et coudre pour des voisines, ou à placer des pièces d’acier sous une machine dans l’usine à bombes de votre ville. »
Que va vous répondre madame ? Que c’est idiot, n’est-ce pas ? C’est pourtant exactement ce qui se pratique dans notre civilisation de progrès, depuis que des machines, de plus en plus perfectionnées, de plus en plus motorisées, et bientôt de plus en plus automatisées, enlèvent la nécessité de consacrer autant d’heures d’homme à un programme donné de production.
Pour compenser pour le « temps sauvé », on augmente le programme de production ; et l’on a bien soin de vous faire savoir que, si vous ne contribuez pas au programme augmenté, vous n’aurez pas du tout part aux produits qui se font plus vite qu’autrefois.
— Mais, c’est heureux, direz-vous peut-être, qu’on puisse augmenter le programme de production. Cela mettra plus de produits à la disposition des besoins.
Oui, jusqu’à un certain point — tant que des besoins normaux existaient et qu’on ne pouvait les combler. Mais si votre programme de production augmentée est conditionné par la création de nouveaux besoins matériels, factices et provoqués, vous allez simplement au matérialisme, au lieu de profiter de la libération du labeur matériel pour permettre à la personne humaine de s’épanouir en se livrant à des occupations de son propre choix.
Dans une conférence à une société féminine d’ingénieurs, à Londres, le 19 juillet 1938, l’ingénieur C.H. Douglas, l’auteur du « Crédit Social », racontait à son auditoire une histoire qui avait cours dans la Royal Air Force :
Un jour, un jeune pilote compétent, stationné à Suez, fut envoyé en mission spéciale auprès d’un cheik qui demeurait dans un endroit relativement inaccessible, à l’intérieur du continent. Le voyage d’aller lui prit seulement 30 heures. Un des buts de sa mission était d’impressionner le chef arabe en lui démontrant l’efficience des techniques européennes. Aussi insista-t-il sur le fait que le voyage en avion lui avait pris seulement 30 heures ; au lieu que, s’il avait fallu venir à dos de chameau, il en aurait pour au moins six semaines. Ainsi, conclut-il, il avait pu sauver près de six semaines.
Le cheik lui répondit par une simple question : « Et qu’est-ce que vous allez faire avec les six semaines ? »
Toute une leçon dans cette question. Qu’est-ce que notre monde moderne fait avec le temps sauvé par la technique dans les procédés de production ?
Si l’on installe une machine pour exécuter l’ouvrage à votre place dans l’usine qui vous emploie, la machine vous donne congé. Qu’est-ce que vous allez faire du temps qu’elle vous rend ainsi ?
Ce que vous allez faire ? Vous allez vous appeler chômeur. Vous allez rentrer chez vous dans l’angoisse. Vous allez devoir vivre d’une fraction de revenu, manger vos économies si vous en avez, et approcher du temps où, toute prestation cessant, vous n’aurez plus rien. Vous allez vous torturer, vous démener, vous arracher les cheveux, jusqu’à ce que vous ayez trouvé quelqu’un pour vous atteler de nouveau.
Le progrès qui vous libère, c’est pour vous une malédiction. La provocation de nouveaux besoins matériels, ou un programme poussé d’armement, ou une heureuse destruction qui oblige à reconstruire, ou quelque malheur quelque part qui fait qu’on a besoin de vous : vous appelez cela une bénédiction.
La femme à qui vous offrez d’installer chez elle des appareils électriques, afin qu’elle puisse aller s’embaucher ailleurs, n’apprécie pas votre proposition. Cela ne tient pas debout, dit-elle. Elle juge que, si elle peut maintenant faire son travail ordinaire en quatre heures au lieu de dix, elle doit être libre d’employer les six heures « sauvées » à son gré. Et elle saura bien comment les employer, à la fois plus agréablement et plus utilement, pour elle et les siens, qu’en allant balayer et laver chez des voisines. (A moins évidemment que, comme beaucoup de nos mères de famille, elle soit obligée de s’embaucher en dehors de son foyer pour payer les appareils qui font son ouvrage dans son foyer !)
Si la femme trouve votre proposition idiote, c’est parce que la proposition est réellement idiote ; mais c’est aussi parce que cette femme ne se sent pas obligée de l’accepter pour pouvoir vivre : il lui reste la liberté de choix. Mais l’ouvrier, lui, le salarié qui n’a pas d’autre source de revenu que son enveloppe de paye, n’a point cette liberté de choix. Lorsqu’une machine le remplace, il est simplement mis dans l’alternative de trouver un embauchage ailleurs ou de souffrir l’affamation avec sa famille.
Le progrès pour ce salarié n’apparaît guère comme un bienfait. Le progrès ne fait que rendre plus précaire sa position dans l’emploi. Pour peu qu’il ait pris de l’âge, les autres employeurs, munis eux aussi de machinerie et d’un personnel déjà suffisant, ne l’accueilleront point facilement. Devra-t-il mendier ou essayer de vivre sans manger jusqu’à l’âge d’éligibilité pour la petite pension de vieillesse ? Et sa famille ?
Mais qui donc a fait, et qui maintient ces règlements : des règlements qui vous condamnent à la misère quand des cerveaux humains trouvent le moyen d’entretenir et augmenter le flot de produits sans le concours de vos bras ?
En 1850, au tout début de la Révolution industrielle, l’homme faisait 20% du travail, l’animal 50%, et la machine 30%. En 1900, l’homme accomplissait seulement 15% du travail, l’animal 30%, et la machine 55%. En 1950, l’homme ne faisait que 6% du travail, et les machines accomplissaient le reste — 94%. Et nous n’avons encore rien vu, puisque nous entrons maintenant dans l’ère de l’ordinateur. Une « troisième révolution industrielle » a commencé avec l’apparition des transistors et de la puce de silicone, ou microprocesseur. Regardez la caricature ci-contre : c’est un fait, le progrès — l’automation, les robots, la technologie — remplace de plus en plus le labeur humain. Les ouvriers ainsi remplacés par la machine se retrouvent sans emploi. La technologie est-elle donc un mal ? Faut-il se révolter et détruire les machines parce qu’elles prennent notre place ? Non ; comme l’explique si bien Louis Even, si le travail peut être fait par la machine, tant mieux, puisque cela permet à l’homme de se consacrer à d’autres activités, des activités libres, des activités de son choix. Mais cela, à condition de lui donner un revenu pour remplacer le salaire qu’il a perdu avec la mise en place de la machine ; sinon, la machine, qui devrait être l’alliée de l’homme, devient son adversaire, puisqu’elle lui enlève son revenu et l’empêche de vivre. Cela rappelle ce que le Pape Jean-Paul II avait dit à Toronto, le 15 septembre 1984 : « La technologie a tant contribué au bien-être de l’humanité ; elle a tant fait pour améliorer la condition humaine, servir l’humanité et faciliter son labeur. Pourtant, à certains moments, la technologie ne sait plus vraiment où se situe son allégeance : elle est pour l’humanité ou contre elle... Pour cette raison, mon appel s’adresse à tous les intéressés... à quiconque peut apporter une contribution pour que la technologie qui a tant fait pour édifier Toronto et tout le Canada serve véritablement chaque homme, chaque femme et chaque enfant de ce pays. » |
Le progrès n’est point le fruit des activités d’une personne, pas même d’une seule génération. La génération actuelle n’est pas partie de zéro. Ni les hommes d’aujourd’hui non plus. Pas même les plus brillants parmi eux. Le progrès est, pour l’humanité, ce qu’est la ferme défrichée il y a sept ou huit générations, et transmise, améliorée d’année en année, aux héritiers d’aujourd’hui.
Le progrès est un héritage commun, le bien de tous. Il devrait donc profiter à tous. Il ne le fera pas, tant que la condition nécessaire pour avoir droit aux produits sera de contribuer personnellement à la production. Le progrès alors sèmera des victimes, à mesure qu’il éliminera le besoin de main-d’œuvre pour alimenter le flot de produits.
Il y a contradiction manifeste entre le progrès, qui remplace le travail de l’homme par le travail des machines, et la politique de l’embauchage intégral. L’inventeur travaille et est récompensé pour diminuer le besoin d’hommes requis pour un programme donné de production ; l’embauchage intégral exige que tous les hommes employables soient employés dans la production.
Le progrès est conforme aux aspirations naturelles de l’homme. L’embauchage intégral n’est nécessité que par des règlements financiers de distribution.
L’industrie a pour but de fournir des produits, de la meilleure qualité possible, en quantité suffisante, et avec le minimum de consommation de matériel ou d’énergie (énergie humaine ou énergie dérivée des forces de la nature). Lorsqu’elle a atteint ce résultat, elle a accompli sa fonction propre.
L’industrie n’a aucunement pour but de donner de l’ouvrage aux hommes, mais de leur offrir des produits ; plus elle offre en embauchant moins, plus elle est parfaite.
Elle y réussit de mieux en mieux ; or, on lui en fait reproche. On crie contre l’industrie privée, non pas parce qu’elle est incapable d’alimenter les magasins, mais parce qu’elle ne donne pas d’ouvrage à tout le monde. C’est absurde. C’est l’oubli ou la perversion de la finalité, du but de l’industrie.
Évidemment, tant qu’il faudra posséder du pouvoir d’achat, de l’argent, pour se procurer les produits mis sur le marché par l’agriculture et l’industrie ; et tant qu’il faudra être embauché pour obtenir ce pouvoir d’achat, la lutte continuera entre le progrès qui désembauche et la poursuite de l’embauchage intégral pour distribuer du pouvoir d’achat.
Mais on touche là, non plus à des réalités, non plus aux réalités besoins d’une part et aux réalités biens d’autre part ; on touche à la finance, à l’argent, qui n’est pas une réalité. L’argent n’est qu’un signe conventionnel, institué primitivement pour aider le mouvement de la vraie richesse, des biens qui correspondent aux besoins.
Dans notre monde de progrès en matière de production, ce système financier n’accomplit plus adéquatement son rôle.
La finance, qui n’est pas une réalité, a pris un rôle de commandement sur les réalités. Si des messieurs distingués refusent encore de l’admettre, qu’ils répondent donc à ces deux questions :
1. Pourquoi y a-t-il des problèmes de finance quand il n’y a pas de problèmes de production ? (Il n’est pas un corps public qui ne connaisse cette situation).
2. Pourquoi y a-t-il des entraves financières à la distribution, quand on a une pléthore de moyens physiques de distribution ?
Puisque le premier résultat du progrès, c’est de remplacer ou diminuer la nécessité de labeur humain, le premier fruit du progrès devrait être du temps libre donné à l’homme. Du temps libre, mais pas ce chômage escorté de misère que l’on connaît trop. Du temps libre, sans pour cela perdre le droit aux produits de la machine, aux produits qui sont le fruit du progrès, bien commun de l’humanité.
Ce temps libre là, on l’appelle « loisirs » ; mais le mot prend trop souvent un sens péjoratif, parce qu’on l’allie trop à l’idée de paresse, de flânerie ou de dissipation.
De vrais loisirs, c’est la libération de l’embauchage, la libération du travail commandé, pour pouvoir se livrer à des occupations de son propre choix, de l’ordre qu’on voudra : matériel, culturel, ou spirituel.
Pas des loisirs commercialisés, où l’on vous rafle votre pouvoir d’achat sans vous enrichir de rien. Pas tant, non plus, des loisirs collectivisés, dans des centres où l’on s’amuse, que des loisirs chez soi. Chez soi, avec la possibilité (hélas ! raréfiée dans notre monde où le chez-soi est la propriété d’un autre) de s’occuper à la fois agréablement et utilement.
Du temps libre — où la personne peut poursuivre à son gré ce qu’elle considère comme une richesse. Pas la même chose pour tout le monde. Pour l’un, ce sera l’embellissement du milieu où il vit ; pour un autre, la culture de son esprit, pour un troisième, une combinaison des deux ; pour un quatrième, des œuvres sociales ; pour un cinquième, la production, même matérielle, pour les populations de pays moins fortunés. La diversité est elle-même une richesse pour la société.
Si l’argent n’est pas distribué dans l’économie, qui achètera la production faite par les machines ? Si les machines remplacent les ouvriers salariés, les gens ont besoin d’un dividende pour remplacer le revenu qu’ils ont perdu. Un jour, Henry Ford II (photo à droite) invita Walter Reuther (photo à gauche), président du syndicat des travailleurs unis de l’automobile, à venir voir un des premiers robots automatisés de ses usines. Après que Ford en eût vanté l’efficacité et comment il serait ainsi facile de remplacer des travailleurs, Reuther lui demanda : « Combien de ces robots achèteront des voitures ? » |
Pour que cela soit possible, il faudrait évidemment que le problème financier n’existe plus, dans la mesure où n’existe plus le problème de production. Il faudrait que, graduellement, aussi vite que le progrès libère du travail humain, une source de revenu, non liée à l’emploi, revienne à chaque citoyen, puisque tous sont les cohéritiers des acquisitions transmises par les générations précédentes. Un revenu dissocié de l’emploi s’appelle dividende. Ce serait donc un dividende à tous, justifié par la grande somme de production due à un capital communautaire. La récompense aux travailleurs encore nécessités par la production continuerait pour eux, en plus de leur dividende comme actionnaires du progrès.
Il n’y a rien en cela qui porte le moindre accroc à la propriété privée ni à l’entreprise privée. Pas besoin de rien collectiviser, de rien nationaliser. Il suffit d’assouplir et d’adapter le système financier, pour lui faire accomplir la fonction qui lui revient : financement automatique de la production répondant aux besoins ; répartition sociale des droits aux produits, sans égalitarisme, mais sans oublier personne, sans lésiner quand la production ne manque pas, et sans imposer des conditions inutiles.
C’est cela que ferait l’application du système proposé sous le nom de Crédit Social.
L’établissement du Crédit Social n’opérerait pas de miracles. Mais il enlèverait l’obstacle purement financier à bien des réalisations.
Il ne changerait pas la nature de l’homme. Il ne remplacerait ni la religion, ni l’éducation — l’éducation de la liberté y comprise. Mais il permettrait de faire cette éducation avec moins d’obstacles et plus d’efficacité.
A moins de guerre qui, en multipliant les ruines, nécessiterait du travail pour reconstruire — si, toutefois, l’humanité et ses moyens de production survivent — à moins de guerre ou d’augmentation de préparatifs de guerre, la contradiction entre l’embauchage intégral et le progrès s’accentuera à mesure que ce dernier accélérera sa marche.
Il faudra bien, par la force des choses, sous la pression croissante de la mécanisation, de la motorisation et de l’automation, en venir un jour à admettre une autre méthode que l’emploi pour distribuer du pouvoir d’achat. Mais pourquoi attendre que la situation soit devenue impossible ? Que des soutiens de famille aient passé des années dans la privation et l’angoisse ? Que des propriétaires aient été ruinés ? Que des aigreurs aient révolté les esprits et durci les cœurs, avant d’effectuer la réforme qui s’impose de plus en plus ?
Le Crédit Social prendrait justement la situation où elle est. Il supprimerait immédiatement la paralysie financière des possibilités productrices ; il dérouillerait immédiatement le mécanisme financier de distribution. Puis, il suivrait les faits économiques, permettant au progrès de libérer de plus en plus du labeur humain, tout en plaçant de plus en plus facilement les biens à la disposition des besoins.
Aucune autre formule que le Crédit Social n’a été présentée au monde pour distribuer ainsi, à tous, les fruits naturels du progrès dans les techniques de production.